Je réalisais que leur « handicap » venait seulement d’un déni de ce qu’ils étaient pour ce qu’ils étaient et que cette mise à l’écart systématique les plaçait là où ils ne pourraient jamais l’être, reconnu.
Marie Lemot
Chaque année, pendant les périodes estivales, les institutions spécialisées profitent du beau temps pour envoyer leur résidents en vacances. Dans le milieu, on appelle ça des Séjours Adaptés. Autrement dit, des groupes d’handicapés mentaux sont confiés à d’autres personnes moins handicapées payées pour amener ces groupes en vacances. Mais comme la distinction n’est pas toujours claire et évidente, il faut, au début du voyage, que les moins handicapés placent autour du cou des plus handicapés des sacoches oranges qui contiennent toutes les informations et médicaments nécessaires au bon déroulement du voyage. Tout au long du séjour, les moins handicapés doivent s’assurer que les plus handicapés gardent toujours cette sacoche autour du cou quand ils sont de sortie dans le monde normal. On se sait jamais.
Il y a quelques années, je faisais partie d’un groupe de moins handicapés et j’accompagnais un groupe de plus handicapés à la montagne, dans un endroit très haut perché au fin fond des Alpes, sur le trajet du Tour de France, là où l’hôpital et la pharmacie sont bien trop loin pour y courir. Nous étions presque trente, peut-être vingt handicapés et dix moins handicapés. Puis les places ont dû s’inverser, je crois.
Alors voilà ce que j’ai voulu raconter de ce moment, pour le fixer un peu, si tenté que cela soit possible.
Comme on était bel et bien parti avec eux et qu’on avait plus d’autre choix que de continuer, on a essayé d’égayer ceux qui nous le rendaient si bien, là-haut, au dessus des nuages et des banalités. Et, suspendus dans l’hôtel aux mille pièces, on y a crû, dans notre course, à notre courage. En tout cas, on a essayé.
On a laissé de côté nos amertumes pour se rendre à l’évidence ; d’entre tous, nous étions ceux qui avaient le plus à apprendre. Et on s’est essoré de sueur, chaque heure durant, en leur quémandant toujours plus, pour grappiller un peu de leur lumineuse clairvoyance, comme si le soleil ne nous était alors plus suffisant. On s’est gavé de leurs offrandes sans borne, comme des goinfres, toujours plus affamés de matière brute. On s’est pris au jeu de l’idiot par manque de balise, en risquant même de ne plus pouvoir raccrocher nos costumes au terme de l’aventure. On en était plus à ça près.
Et on a vu, de nos frêles pupilles ingénues, la fureur de leurs êtres. On a encaissé les coups d’âme, de corps et de voix sans broncher, nous rendant au contraire dépendant de leurs gestes, par fascination et peut-être, aussi, par épuisement. Mais plus que tout, on s’est senti des leurs, par fulgurance, sous les douces lumières de la fête. Nous étions là, aimés, reconnus et admis.
Après tout ça, les uns et les autres, plus ou moins handicapés, ont rejoint leur institution, plus ou moins spécialisée, chacun à sa place. Mais quelque chose ne tenait plus debout. Je réalisais que leur « handicap » venait seulement d’un déni de ce qu’ils étaient pour ce qu’ils étaient et que cette mise à l’écart systématique les plaçait là où ils ne pourraient jamais l’être, reconnu. Parce que d’efforts pour nous rejoindre, ils n’en faisaient aucun et n’avaient aucunement l’intention d’en faire. Alors les voilà dissimulés loin de cette réserve protégée qu’on appelle le monde ordinaire, parce qu’ils ne savent pas donner ce que l’on pourrait attendre d’eux, et bien au delà, parce qu’il ne montrent rien de ce qu’ils savent. Ils nous laissent seulement le loisir de voir ce qui transparaît.
Ils sont ceux que les masques et les étiquettes n’atteignent pas et qui, malgré eux, interrogent nos codes dans la plus grande révolte qui soit : celle de l’imperturbable et irrévérencieux silence. Ils sont ceux qui ne peuvent pas sortir de l’essentiel parce que le superflu leur est imperceptible. Ils ont cette beauté qui, comme une goutte de pluie roulant sur le carreau d’une fenêtre, est si simple que seuls les initiés peuvent s’en délecter. Ils sont ceux qui seront toujours nécessaires à l’Humanité pour lui prouver qu’elle pourra toujours être libre si elle en fait le choix.
Je voulais rendre hommage à ces plus handicapés qui resteront toujours mes plus joyeux partenaires de jeu et mes plus fidèles compagnons de silence.
Un petit conseil : si vous en croisez un, placez vous à quelques pas de lui et, sans un mot, souriez. Vous verrez, ça change tout.