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Ana Mendieta n’est l’icône de personne

By le 14 juin 2023juin 15th, 2023Accueil, Discerner les contours

S’il faut rappeler que radical veut simplement dire à la racine, on doit resituer le propos d’un art radical en ce sens et relever les confrontations qu’une approche radicale impose aux pratiques communément regroupées sous cette appellation. Il existe encore en France et ailleurs beaucoup trop d’expositions d’art contemporain se réclamant du féminisme radical qui se contentent du décompte d’artistes femmes pour entrer dans leurs quotas. L’exposition « Aux commencements », est l’occasion de re-découvrir les travaux d’une artiste dont le propos détonne pour ce qu’il impose en termes d’impact esthétique et de complexité historique. 

Ana Mendieta : Body Tracks (Rastros Corporales), 1982 | Rose Art Museum, Brandeis University, Waltham, Massachusetts © Estate of Ana Mendieta Collection

C’est toujours très risqué de parler d’une artiste après sa mort. Surtout d’Ana Mendieta, de sa production et de l’énergie surhumaine qui transparaît de chacune de ses œuvres. Ses travaux imposent une évidence tant esthétique que politique. Il s’agit d’une œuvre dont on doit parler avec énormément de précautions puisqu’on doit à tout prix éviter de nous réapproprier Ana Mendieta. Une fois qu’on dépasse les tenants esthétiques de ses travaux, on réalise qu’ils résistent admirablement aux tentatives d’étiquetage et d’historicité. On ne peut ni l’étiqueter ni la situer parce qu’on se risquerait à faire d’elle la pionnière de mouvements qui n’étaient pas vraiment nommés à son époque : body- performance, transdisciplinarité, « multimédia », land art, video art, éco-féminisme, féminisme. Sauf qu’Ana Mendieta n’a jamais parlé à travers ces mouvements. En la réduisant à nos grilles de lectures, on passerait à côté de l’essentiel.

L’autre risque, c’est la récupération politique qu’on peut en faire. On doit aux activistes féministes des années 90 la médiatisation de son nom. Porté comme un étendard, le nom d’Ana Mendieta est devenu un slogan : dans « Where is Ana Mendieta ? », on lit le slogan avant le nom, on lit le nom d’une icône avant son histoire, on lit l’histoire tragique d’une artiste femme avant son œuvre et c’est un gros problème.

Manifestantes devant la Tate Modern de Londres, exigeant le retrait d'une œuvre de Carl Andre de la nouvelle collection de la Tate, juin 2016. Photo : Charlotte Bell
Manifestants devant la Tate Modern de Londres, exigeant le retrait d’une œuvre de Carl Andre de la nouvelle collection de la Tate, juin 2016. Photo : Charlotte Bell

Ce slogan et la couverture médiatique qui en a découlé a fait d’Ana Mendieta une icône. Dénonciation de l’omniprésence masculine sur les cimaises des musées, de l’hégémonie blanche et patriarcale sur le marché de l’art, sa trajectoire incandescente semble avoir illustré au fil des années les batailles féministes et la lutte contre des phénomènes d’invisibilisation ou de violences systémiques sur lesquels tous les mots n’avaient pas encore été posés de son vivant. Son destin examiné à travers les prismes identitaires actuels peut être tour à tour lu comme celui d’une victime de l’injustice, tragique et banale, ou comme celui d’une artiste totale, femme, cubaine, exilée trop jeune, jugée trop radicale pour son époque.

Quel que soit l’intérêt politique de cette héroïsation d’Ana Mendieta, il semble qu’elle éclipse la complexité de son œuvre, une œuvre en forme de secret, un secret transmis sans relâche pendant des années, une œuvre immense peu à peu exhumée, après être longtemps restée confidentielle. L’obsession d’Ana Mendieta pour la trace, la marque, l’archaïque, la terre ou le rupestre donne à son œuvre une urgence lumineuse et contemporaine.

L’exposition qui lui est consacrée au MO.CO. est l’occasion de nous saisir des racines de son travail et de reprendre les choses depuis le commencement. Puisqu’Ana Mendieta n’est ni une victime ni une héroïne, c’est évidement bien plus que ça.

Le travail d’Ana Mendieta

Son travail porte un regard sur les cycles de vie et de mort en illustrant leurs rapports avec les corps humains. Chez elle la mort est envisagée comme acte rituel à travers lequel elle met en scène son propre corps dans un univers à la fois naturaliste et macabre. Cette imagerie nous renvoie à l’espace culturel et cultuel du Mexique précolombien lié à la fertilité, à la mort et à la Terre. Elle nous renvoie également à sa propre « hybridité culturelle ». Puisqu’Ana Mendieta est une Cubaine appartenant à la diaspora américaine. Travailler dans cet espace culturel et cultuel est une façon pour elle de restituer son identité dans l’espace ontologiquement syncrétique de l’Amérique Latine.

Ana Mendieta, Body Tracks (Rastros Corporales) 1982 | Photograph taken during a performance at Franklin Furnace, New York City | Courtesy Galerie Lelong, New York  © Estate of Ana Mendieta Collection

Ana Mendieta est blessée aux racines.

Nus savons qu’Ana Mendieta est née à La Havane le 18 novembre 1948. Elle appartient à une génération d’enfants cubains qui ont été envoyés aux États-Unis pour fuir le communisme. Nous savons qu’elle est issue d’une famille ayant joué un rôle significatif dans l’histoire cubaine. Dans les années 50, les Mendieta soutenaient Castro. Quand se dernier accède au pouvoir et affirme son affinité avec l’idéologie communiste, le père d’Ana Mendieta, qui y était réfractaire, s’engagera dans la contre-révolution. Il s’impliquera notamment dans le débarquement de la baie des Cochons en avril 1961 pour lequel il sera emprisonné pendant 18 ans.

Afin de protéger leurs enfants, les Mendieta envoient leurs filles aux États-Unis en 1961 par le biais de l’Opération Peter Pan : une initiative coordonnée entre 1960 et 1962 par le gouvernement américain (le Département d’État et la CIA), des associations catholiques, protestantes, juives et des exilés cubains. Les sœurs Mendieta arrivent aux États-Unis où elles n’ont aucune famille. Elles sont âgées de 12 et 15 ans. Elles vont de camps de réfugiés en camps de réfugiés avant d’être envoyées à Dubuque en Iowa.

Dans le Midwest, elles se confrontent au climat social de l’époque, celui du Mouvement des droits civiques qui éclôt entre 40 et 75. Même si elles ne sont pas noires, les deux sœurs sont victimes d’un racisme qui accentuera chez elles la conscience de leur altérité. On ne peut dissocier l’approche artistique d’Ana Mendieta de ce contexte. Son travail s’ancre avant tout dans sa volonté de réaffirmer son appartenance cubaine alors qu’elle a été arrachée de la terre qui l’a vue naître. La thématique du déracinement et de la condition féminine orientent une recherche qui est avant tout personnelle.

La maturité et les écoles d’arts

Le travail d’Ana Mendieta accède à la maturité après un programme expérimental au sein du département d’Intermédialité (Intermedia Department ) fondé par Hans Breder. Elle y rencontre Robert Wilson, Vito Accioni et Nam June Paik. Ces artistes axent leur démarche sur le corps et la relation entre l’art et son public. Dès lors, elle articule ses recherches autour de la performance, du Land Art et du Body Art. Deux axes significatifs se distinguent dans l’orientation qui est la sienne : tout d’abord le rapport à sa propre image, en particulier, par la mise en scène de son corps, sa présence ou son absence, exacerbant le second axe : celui de la réaction du public face à la violence, notamment la sexualité et la mort.

En dernier lieu, un évènement précis vint déclencher chez Ana Mendieta l’élan créatif par lequel elle traduira en actes les recherches formelles qui l’intéressent déjà. Le meurtre d’une étudiante de 20 ans de l’Université d’Iowa, Sarah Ottens, en 1973. Elle dira : « Lorsqu’une jeune étudiante de l’Université de l’Iowa a été retrouvée assassinée après avoir été brutalement violée… J’ai commencé à faire des performances et à placer des objets et des installations dans des lieux publics afin d’attirer l’attention sur ce crime et toutes les violences sexuelles »[1].

La performance qu’elle met en scène se déroule comme suit : lorsqu’ils arrivent chez elle, les spectateurs de cette performance qui étaient aussi étudiants du programme d’Intermédialité, trouvent Mendieta ensanglantée et ligotée à une table. Son corps était le sujet et l’objet de cette œuvre. Elle sollicite la portée traumatique de l’expérience artistique en plaçant le sens de l’œuvre dans l’impact supposé sur son récepteur. Elle confronte le spectateur à la violence dans toute sa dimension réelle et quotidienne. 

Ana Mendieta, Untitled (Rape Scene), 1973 | © Courtesy Estate of Ana Mendieta and Galerie Lelong, New York.

Les tentatives de récupérations d’Ana Mendieta

À quel endroit ses travaux résonnent avec l’émergence d’une deuxième vague féministe dans les années 70 ? D’autant ont voulu établir un distinguo entre une approche traditionaliste ou contemporaine dudit «féminisme» d’Ana Mendieta. Entre 1973 et 1978, elle s’est centrée sur les thématiques de la Nature et de la spiritualité. Dès lors, son travail va mêler le Land Art et le Body Art, tout en développant sa réflexion sur le féminisme en y ajoutant une dimension mystique. Celle-ci évoque notamment la pratique religieuse afro-caribéenne Santeria. Dimension qui orientera une série de travaux qui devront retenir notre intérêt. 

Dans la série des Siluetas, il ne fait aucun doute que la représentation qu’elle convoque va au-delà du simple motif artistique. Le sexe est partie prenante du processus. Cependant, Ana Mendieta n’appartient pas encore à cette génération d’artistes qui transgresse la binarité de genre ou s’oriente vers de nouvelles configurations éthiques et formelles se situant au-delà de la différence sexuelle. Son questionnement et sa revendication se définissent, dans la seconde étape de son cheminement artistique, comme radicalement féministes. 

Ana Mendieta, Mutilated Body on Landscape, 1973 © University of California, Berkeley Art Museum and Pacific Film Archive.

Pourtant, il revient de distinguer cette approche de celles, plus ou moins essentialiste qui font école à la même époque. Nous sommes à des kilomètres des théories de la déconstruction et du féminisme Germanopratain. Nous sommes en 1973, Ana Mendieta et Hans Breder, fondateur du programme d’Intermedialité sont dans la vallée d’Oaxaca au Mexique. Au même instant, la revendication et l’affirmation multiculturelle battent leur plein aux États-Unis. En l’occurence, des artistes afro-américains protestent contre le dédain manifesté par le Metroplitan Museum of Art dans son exposition Harlem on my mind, de 1969. Ils revendiquent le fait que l’histoire de leur communauté n’est représentée qu’à travers un point de vue qui n’est pas le leur. C’est pour répondre à cette urgence qu’Anna Mendieta décide de réaliser ses sculptures / performances sur les ruines zapotèques d’Oaxaca, sur le site de Yagul. Son travail fait échos aux revendications anticoloniales de l’époque par le biais d’une rencontre conviant art, mythes et rites populaires latino-américains. 

Une recherche ontologique avant tout

Il en résulte un art résolument anti-muséal dont les présupposés esthétiques et les exigences ontologiques sont nécessairement tournés vers une redéfinition des canons artistiques en vigueur à l’époque, tant vis-à-vis de l’art contemporain que de l’avant-garde féministe succédant à la deuxième vague du féminisme qui a émergé dans les années 1960 et 1970. Ça serait complètement réducteur de rattacher la recherche d’Ana Mendieta aux contingences idéologiques opposant la deuxième et la troisième vague du féminisme. Pas davantage n’est-il question d’«essence féminine» que d’éco-féminisme dans son projet. Il faut le lire comme une réhabilitation de son être-au-monde. Nous savons de la vallée d’Oaxaca au Mexique qu’elle constitue un espace mythique dans la mémoire des civilisations zapotèques du IVe et VIIe siècle. Elle concentre aussi un important ensemble de repères historiques dans la culture des Mixtèques et Aztèques. 

Ce qui est en œuvre dans la relation entre cet espace ( ce qui est là ), l’hyperespace au sein duquel il s’inscrit ( ce qui est là sans y être ) et les interventions d’Ana Mendieta, est propre à une lecture non plus seulement culturelle et artistique, mais cultuelle et ontologique. Il y a cette performance où son corps dénudé est posé au contact du sol et enterré sous les fleurs, reprenant un rituel zapotèque lié au culte des Morts. Les bras sont allongés le long du corps, comme ceux d’un cadavre, la nudité visible du corps de l’artiste suggère la figuration de son décès, dans la continuité de l’Untitled rape scene.

Ana Mendieta, Rape, 1973 | © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC.

L’importance du rituel chez Ana Mendieta

Dans une série intitulée Siluetas de CohetesAlma, l’idée de la violence est intégrée dans un rituel de purification où la silhouette est consumée par le feu. De même, la signification du feu peut être associée à la purification dans les rituels précolombiens, ou encore à l’exorcisme pratiqué par le christianisme pour une régénération et un renouveau de la vie. Toujours est-il que la posture funèbre adoptée par les silhouettes renvoie nécessairement au rituel ebbo dans la Santeria cubaine ou au rituel La Mesa Blanca dans la religion vénézuélienne de Maria Lionza. Pendant ces rituels, les participant.es sont allongés à même le sol, sur le dos, avec des dessins ou des symboles tracés autour de leur silhouette. Ces pratiques sont associées à la divination et doivent aider à purifier et guérir l’individu en présentant à certaines divinités offrandes, prières et sacrifices. Sacrifices que l’artiste avait déjà intégré à ses performances à l’Iowa dans Death of a Chicken, de 1972. 

Rituel « La Mesa Blanca »dans la religion vénézuélienne de Maria Lionza © Kitra Cahana
Alma, Silueta en Fuego, 1975 Photograph | © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC, Courtesy Galerie Lelong, New York.
Ana Mendieta, Hojas Rojas Silueta (Quemada alrededor), 1977 |  © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC,Courtesy Galerie Lelong, New York.
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Ana Mendieta, Alma Silueta en Fuego (Silueta de Cenizas) 1975 | © Whitney Museum of American Art, New York.

Retour à Cuba

Après le Mexique, l’intérêt d’Ana Mendieta pour un retour à Cuba ne cessa de croître. Pour les Cubains de la diaspora, Cuba était devenue une sorte de mythe intériorisé en raison de l’embargo commercial et des restrictions de voyage imposées par les États-Unis. Cette rupture politique maintient l’île en dehors des échanges internationaux. Pourtant, de 1980 à 1983, Ana Mendieta a été l’une des rares artistes exilé.es à établir des relations avec celles et ceux de l’île, profitant de ce qui a été appelé El Diálogo entre le gouvernement cubain et la communauté cubaine de l’extérieur. Au cours de cette période, les arts cubains sont en quête de renouveau. Les artistes de cette génération tendent à s’éloigner des codes du réalisme social imposés à la suite du Congrès pour l’Éducation et la Culture dans la période de 1971 à 1976. À son retour au pays natal, Ana Mendieta arriva à point nommé pour établir un lien entre l’art de Manhattan et celui de Cuba.

Dans ce contexte fleurissant se noue un dialogue entre Mendieta et les groupes de nouveaux artistes émergeant sur l’île. Pour ses compatriotes, l’intérêt de Mendieta apporte une expérience et un regard neuf. C’est une Cubaine de l’extérieur. Elle n’a pas connu le blocus, a été confrontée au racisme des États-Unis, a retrouvé au Mexique, racines ethnoculturelles de l’Amérique précolombienne, lesquelles constituent un héritage commun. Pour Mendieta, l’intermédiaire des jeunes artistes cubains est tout à fait profitable à se réapproprier sa culture cubaine.

Après ses années au Mexique, le travail de Mendieta à Cuba est davantage marqué par l’intégration d’éléments cultuels des Taïnos antillais et de la Santería. Dans les grottes de Las Escaleras de Jaruco près de La Havane, elle a créé des silhouettes féminines gravées dans le roc, appelées Esculturas Rupestres, auxquelles elle a donné des noms de déesses indo-cubaines. Ces sculptures sont restées en relation étroite avec son questionnement sur l’identité féminine, tout en enrichissant son propre cheminement ontologique. Les photographies de ces sculptures ont été exposées au Petit Salon du Musée des Beaux-Arts de La Havane. 

Ana Mendieta, Bacayu (Esculturas Rupestres) – 1981 | © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co., New York. Photo: Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York.
Ana Mendieta, La Venus Negra, 1981 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co., New York. Photo: Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York.
À gauche : Ana Mendieta, La Vivificación de la Carne : El Laberinto de Venus Series, 1982 | © Estate Print 1994. À Droite: Ana Mendieta, Guanaroca (Esculturas Rupestres), 1981 | © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC courtesy Galerie Lelong & Co.

Carl André a assassiné Ana Mendieta, le monde de l’art est complice

Le 8 septembre 1985, l’artiste d’origine cubaine chute de la fenêtre du 34e étage de l’appartement new-yorkais qu’elle partageait avec son mari, l’artiste Carl André. Lui seul était présent lors des événements. Dès lors, le récit s’appuie exclusivement sur son appel au 911 : Ma femme est une artiste et je suis un artiste, et nous avons eu une querelle sur le fait que j’étais plus exposé au public qu’elle ne l’était. Elle s’est rendue dans la chambre, je l’ai suivie et elle s’est jetée par la fenêtre[2].

Lorsque les policiers arrivent sur les lieux, la chambre du couple est en désordre et ils remarquent des traces de griffures sur le nez et les bras d’André. Il est inculpé pour meurtre. Après trois années de procès, l’artiste est acquitté par manque de preuves. La version des faits présentée par Carl André ne parvient pas à convaincre. Ted Victoria, un ami de l’artiste, rejette cette thèse. Selon lui, Ana n’était pas dépressive, sa carrière avait décollée. De plus, Victoria souligne que la jeune femme souffrait de vertige, ce qui rend peu vraisemblable qu’elle ait choisi de se jeter par la fenêtre pour se suicider. Pour lui, les deux artistes étaient alcoolisés, auraient eu une dispute et l’une est passée par la fenêtre.

De son côté, B. Rudy Rich, une amie de Mendieta et chercheuse américaine spécialisée dans le féminisme, a exprimé ses doutes sur le déroulement du procès. Elle a critiqué la façon cynique dont les avocats d’André ont tenté d’utiliser l’œuvre de Mendieta pour expliquer son prétendu suicide. Selon elle, plusieurs personnalités influentes du monde de l’art new-yorkais ont accepté cette théorie, sans doute pour protéger Carl André.

Photo du collectif Where is Ana Mendieta © Jade Jackman

Le procès de l’assassin

La mort d’Ana Mendieta divise. Il faut comprendre qu’elle oppose un artiste établi, blanc, ses collectionneurs et une artiste cubaine, exilée, femme, à peine émergente et relativement marginale. L’universitaire américaine B. Ruby Rich qui a connu Ana Mendieta témoigne du contexte tendu dans lequel s’est tenu le procès de Carl André : « Aller au procès de Carl André, c’était comme aller à un mariage avec l’allée du milieu divisant la famille de l’époux de celle de l’épouse. Un côté de la salle d’audience était vide. Carl André avait dit au monde de l’art de ne pas aller à ce procès et ils ne sont pas venus parce qu’ils avaient peur de ce qui pourrait arriver. L’autre côté était rempli de femmes artistes, féministes… des gens sans pouvoir. Je n’oublierai jamais Nancy Spero qui a défendu Ana. Nancy Spero et moi faisions partie d’un comité qui a offert à Ana une rétrospective tenue par Marcia Tucker au New Museum après sa mort. Barbara Kruger est venue presque tous les jours au procès. Elle a dénoncé Carl Andre en face. La femme qui était alors rédactrice en chef d’Art Forum, Ida Panicelli, étaient les trois seules femmes occupant une place importante dans le monde de l’art à avoir témoigné au nom d’Anna après sa mort. Cela a révélé à quel point la parenté féministe du monde de l’art était faible, et lorsqu’elle était mise à l’épreuve ; totalement fracturée. Les femmes aux sensibilités partagées restaient du côté de Carl André, ou se taisaient »[3].

En plus de révéler la division du milieu de l’art new-yorkais et la relative fragilité des femmes qui y évoluent en tant qu’artistes ou médiatrices culturelles, la mort d’Ana Mendieta confirme la domination masculine dans le monde de l’art. 

Ana Mendieta Untitled (Glass on Body Imprints), 1972 | © Sotheby’s: Contemporary Art Day Auction (November 2017)
Ana Mendieta, Untitled (Glass on Body Imprints), 1972. Note: Unique suite of 13 lifetime black and white photographs. Collection Princeton University Art Museum, Princeton, New Jersey. Copyright The Estate of Ana Mendieta Collection, L.L.C., Courtesy Galerie Lelong, New York.

Ana Mendieta est une artiste dont le travail est l’expression d’un déracinement. La radicalité de son art la renvoie à sa propre identité cubaine. L’orientation ontologique de sa recherche la renvoie à son identité d’exilée, à son être-au-monde en exil entre le monde des vivants et le monde du culte. Il ne faut absolument pas lire son travail à travers la perspective d’un être-pour-la-mort. Le narratif dominant voudrait la réduire à ce seul fait. Comme si sa mort était prédite par sa pratique, comme si sa mort avait été une performance, une ultime mise en scène de son corps tombé par une fenêtre, écrasé sur le béton, sa silhouette entourée de photographes. 

Ana Mendieta n’est l’icône de personne

L’autre narratif voudrait réduire le travail de cette artiste à son statut de martyr, comme si sa mort, en tant que femme et que féministe, assassinée par un homme influent était le point culminant, la « consécration » d’une vie qui n’aurait été que revendications ; celle de la jeune femme non blanche victime éternelle de l’oppression masculine patriarcale. On ne peut pas réduire la portée aussi complexe soit-elle du travail de cette artiste à un ensemble de revendications idéologiques. Comme si elle n’avait vécu que pour lutter et que son assassinat était arrivé comme une sorte de sacrifice symbolique. D’ailleurs, pourquoi les morts de Warhol et de Basquiat seraient orientées vers la thématique du génie tragique voir carrément héroïque[4] et celle de Mendieta serait celle d’une victime perpétuelle et d’un martyr ?

De son vivant, Ana Mendieta a œuvré à un retour à elle-même, vers une intégrité que ne peut réduire aucune oppression tant cette intégrité est profonde. Elle n’a pas vécu ni œuvré contre l’oppression — elle a vécu après, elle l’avait déjà vaincu. Coco Fusco, artiste multidisciplinaire et ami de Mendieta témoigne : je n’ai pas continué à participer à la canonisation d’Ana parce que je ne pensais pas que c’était à propos de son travail… Quand Ana était en vie, elle luttait et était pauvre. Elle était une figure marginale dans le monde de l’art et était considérée par beaucoup comme une personnalité très difficile. Toute la canonisation post-mortem n’a rien à voir avec sa façon de vivre ni avec la façon dont elle a été traitée durant sa vie[5].

Il s’agit de ne pas faire d’Ana Mendieta un symbole. Déjà parce que les icônes sont toujours représentées en une seule dimension, ensuite parce que tout le monde peut leur faire dire à peu près tout. Elle n’est pas la mascotte du féminisme bourgeois ni moins de l’éco-féminisme ni une figure anticoloniale. Ses travaux peuvent êtres envisagés sous ces prismes, mais ils ne seront jamais plus que des réponses aux questions qu’elle s’est posées sur qui elle était, le monde qui l’entourait, celui auquel elle pensait appartenir. Sa mort n’est ni un symbole, ni un sacrifice, ni un martyr, c’est un assassinat tout à fait tragique et somme toute, assez banal. Carl André est un assassin. Il a été protégé par le monde de l’art, ses travaux ont continué d’être exposés après la mort d’Ana Mendieta. Ana Mendieta est morte. Le monde de l’art est complice.

Panneau de manifestation “The Art World is Complicit”| Collectif WHEREISANAMENDIETA

Nathaniel M.

  1. Traduction personnelle de M. Cabaňas, K.  (1999). Ana Mendieta : “Pain of Cuba, Body I am”. Woman’s Art Journal, 20(1), p.12 : « When a young student at University of Iowa was found murdered after having been brutally raped… I started doing performances as well as placing objects and installations in public places in order to bring attention to this crime and all sexual violence ».
  2. Traduction de la citation  tirée de Sullivan, R. (1988). Greenwich Village Sculptor Acquitted of Pushing Wife to Her Death. The New York Times. Récupéré de https://www.nytimes.com/1988/02/12/nyregion/greenwich-village-sculptor-acquitted-of-pushing-wife-to-her-death.html :  “My wife is an artist, and I’m an artist, and we had a quarrel about the fact that I was more, eh, exposed to the public than she was. And she went to the bedroom, and I went after her, and she went out the window”.
  3. B. Rudy Rich dans Bale, M. (2011). Women, Art, and Revolution : An Interview with B. Ruby Rich. Slant. Récupéré sur https://www.slantmagazine.com/house/article/women-art-and-revolution-an-interview-with-b-ruby-rich
  4. Szymanek, A. (2016). Ibid. p. 900 “ “ […] are coded in terms of tragic yet heroic genius”
  5. Traduction personnelle de Aron, N. R. (2017). Op. cit : « I have not continued to participate in the canonization of Ana because I don’t think that it is about her work…When Ana was alive, she was struggling and poor. She was a marginal figure within the art world and was looked upon by many as a very difficult personality. All of the post-mortem canonization has nothing to do with how she lived or how she was treated during her life”.