Comptine dernière

Publié par le 28 juillet 2020février 17th, 2021Narrations

Cette nouvelle est publiée dans le recueil collectif Comptine dérisoire /​Trois récits, trois déceptions à re-​paraître un jour.

ZELIG

Comme Antée reprend vie au contact de la terre

Le vide reprend vie au contact de la chair

Roger Gilbert Lecomte

Tu hésites, nous pourrions rester là.

Finir ce verre, en reprendre un autre et continuer ainsi la ronde quelques heures.

La musique te convient : Stardust, il me semble que c’est la version de Clifford Brown.

Le barman et sa banane te sont sympathiques, et cette femme-​là bas, au bout du comptoir, pourrait le devenir.

Tu regardes ton téléphone, sept pour cent de batterie, le remets dans ta poche.

Vibration, tu ressors ton téléphone, elle t’a envoyé son adresse.

Ce n’est pas à côté, vingt minutes, un coup de métro de Monastiráki, deux arrêts,

Atiki et sept minutes de marche.

Ce n’est peut-​être pas une bonne idée, tu vaux mieux que ça.

Mais c’est la dernière solution, nous partons demain.

Une semaine que nous sommes là, presque trois que nous avons quitté la France.

Il est vrai que les dix premiers jours ne furent que contemplation.

Seul à la croisée des trois empires, nous avons arpenté l’ancienne Constantinople avec pour seul compagnie le bouquin que t’avait donné cette vieille dame dans l’avion.

Durant les trois heures qu’avait duré ce vol jusqu’à Istanbul, vous aviez discuté.

Elle t’avait plus écouté qu’elle n’avait parlé, j’en avais profité pour formuler des pensées jusqu’ici tues : mon besoin de t’éloigner, de te purifier.

Voyant la terre approcher, elle avait dit :

“Je pense que vous devriez lire Simone Weil.”

Nous l’avions regardé étonné, ne comprenant pas vraiment le lien entre tes états d’âmes et la féministe rescapée des camps.

La vieille dame avait alors souri et dit :

“Non pas Simone Veil l’académicienne, Simone Weil la mystique.”

Et joignant son geste au mystère de sa formule elle avait extrait de son sac une vieille édition où tu avais pu lire : La Pesanteur et La Grâce.

L’avion a atterri, la vieille dame s’en est allée mais Simone Weil resta, en fait elle devint la vieille dame et depuis, je t’imprègnes de sa sagesse.

Des journées entières à ne rien faire d’autre que marcher, infusant des phrases telles que :

Le vrai Bien ne s’oppose pas au Mal car pour s’opposer directement à quelque chose il faut être au même niveau. Il le transcende et l’efface.

Ou encore :

Ce que le Mal viole ce n’est pas le Bien car le Bien est inviolable ; on ne viole qu’un Bien dégradé.

Progressivement je t’ai senti m’approcher, ou du moins te détacher du contingent et me rejoindre dans l’immuable. L’anodin se recouvra d’une patine nouvelle et tout devint symbole.

Et puis après dix jours nous avons repris un avion pour Athènes.

Ton verre est fini, tu te lèves, je complimente le barman pour son bon goût musical, il te demande d’où tu viens, son visage s’éclaire et il baragouine quelque mots en français. Il se tourne vers la femme au bout du comptoir et je comprends qu’il lui dit que tu es français, son regard s’éveille à son tour et elle te sourit. Le barman sert trois shots, et t’en tend un, il me semble que c’est du triple malt. Vous levez vos verres et trinquez. Délicieuse chaleur, je t’incite à rester mais tu les remercies et sort en direction de la station Monastiraki.

Et je compris que tu étais affamé.

Durant cet exil stambouliote, je ne t’avais nourri que de séduisants concepts et de beautés architecturales. Mais une fois débarqué en terre athénienne tu me fis remarquer que les temples étaient ici de chair. La divine alchimie de leurs courbes provoqua chez toi un profond trouble. Je découvris de mon côté avec émotion des Galatées au teint olivâtre, tant de fois lues mais jamais rencontrée. Nous nous extasiâmes de la dorure de leur épiderme. Partout, nous ne cessions de rendre grâce à ces gorges prêtresses d’Hélios. Hors d’Istanbul, nos œillades nous étaient désormais rendues.

Tons sur tons là-​bas, le bronze de ta peau dénotait ici.

Tu dégotas une auberge bon marché dans le centre le Small Funny World.

Ton ventre était aussi vide que ton bas-​ventre était plein. Tu suivis cette faim qui te mena vers le marché central. Là tu découvris avec presque autant d’émotions une foule d’étales débordant de victuailles : tant de poissons, de viande, de fruits, de légumes, d’épices.

Toute cette abondance décupla ta joie,

Tu te décidas pour une daurade, ici appelé tsipoura.

Une fois à l’auberge nous l’avons cuisinée avec amour.

À peine l’avais-tu enfournée que deux Français entraient en cuisine pour savoir qui était l’auteur de ce délicat fumet.

Le plaisir de la cuisine résidant en grande partie dans le partage, je les conviais à ton festin.

Le garçon s’appelait Lââm, il était d’origine indo-vietnamienne.

La fille s’appelait Laura, un joli teint mat au yeux clairs, elle habitait, elle aussi, Bruxelles.

Ensemble, vous vous êtes délectés du tsipoura, moi plus encore de les voir s’en régaler.

Après le repas vous êtes allé vous promener avec Laura, Lââm ne vous avez pas suivi, il était de toute manière ennuyeux.

Durant cette promenade, vous avez marché au hasard essayant de relier vos destins à Bruxelles. Vous avez alors réalisé que sa colocataire avait couché avec Thomas, ton ancien colocataire. Après cette révélation, je considérai Laura d’un œil nouveau peut être n’avait-​elle pas été placée sur ta route par hasard. Je te mis en tête de la séduire.

Pendant j’érigeai ces pensées en toi, tu compris que vos pas vous avaient menés derrière le Parthénon. Ainsi perché nous découvrîmes enfin la mythique étendue athénienne.

Je reliai cette vision à Laura et elle te sembla tout à coup drapée d’une aura lumineuse. Malheureusement, elle devait prendre un avion.

Cela ne faisait rien, elle n’était que la messagère d’un dessein dont la visée me dépassait encore.

Elle s’en alla et la journée passa, nous retournâmes à l’auberge tu profitas de la terrasse pendant que je ressassais la Pesanteur et la Grâce.

Au crépuscule j’en étais encore à essayer de concevoir l’idée du non-​Être dans l’Être quand Manon, une des réceptionnistes, m’interrompit pour te proposer d’aller avec tout un groupe, voir le coucher de soleil sur une colline près du Parthénon.

Nous nous retrouvâmes donc à contempler le soleil s’éteindre dans la mer. A côté le groupe que tu avais suivit s’essoufflait à papoter dans un globish typique des auberges de jeunesses. Je n’avais que faire d’eux, que peuvent ces bavardages face à tant de magnificence ?

C’était ce que j’étais en train de te dire quand une voix, comme cassée te lança : Hey !

Tu te retournas sur une jeune femme au teint cuivré dont les cheveux étaient d’un noir profond.

Il y avait quelque chose d’amérindien, peut être même d’inca dans sa carnation. Elle t’a dit quelque chose par rapport au paysage et à sa manière de conclure par amazing je compris qu’elle était américaine.

Naturelle Alvarez, c’est comme ça qu’elle s’appelait, une californienne de vingt-​et-​un ans originaire de Porto Rico. Tu l’avais vu en arrivant, vous partagiez le même dortoir de seize lits. Je la séduisis avec des histoires, pas ton histoire mais des histoires qui de temps en temps la ramenaient à toi.

Un peu plus tard, dans un bar colombien vous dansiez, le regard dans l’autre et ça m’a semblé logique que tu l’embrasses, après ça tu as pensé qu’elle serait parfaite pour rompre ton jeûne, cependant elle t’apprit qu’elle rentrait. Ce qu’elle fit.

Quand nous sommes retournée à l’auberge et que tu la vis dormir paisiblement, tu pensas que son heure n’était pas encore venue mais qu’elle ne perdait rien pour attendre.

Le lendemain, tu lui proposas d’aller déjeuner à l’Orizontès, ce restaurant au sommet du Lycabette, cette colline qui me rappelait celle de San Fierro dans GTA San Andreas.

Bien qu’il y ait quelque chose de terriblement cliché à ce qu’un Français invite une Américaine à bruncher au sommet de la plus haute colline athénienne, j’y pris un certain plaisir.

Durant le déjeuner elle parla de Los Angeles où elle vivait, de San Francisco où elle avait étudié, du fait que cette dernière ville était très éco-​responsable mais aussi beaucoup plus monochrome que LA, de son féminisme, de son Black-​feminism et de bien d’autres choses encore.

Après manger, vous aviez même pris des glaces, nous sommes allés observer le panorama.

Il y avait une chapelle à côté du restaurant qui me rappelait la chapelle où la Mariée se fait lapider dans Kill Bill.

La vue était selon ses propres dires : amazing.

Tu l’as alors embrassée, et ça m’a semblé plus beau que la veille.

Une vieille s’est extasiée en vous regardant. Naturelle lui a demandé de prendre un polaroid de vous deux.

Vous étiez beaux.

Sans doute grisé par l’horizon, je me suis laissé aller à lui confier mon envie de pittoresque méditerranéen. Un quotidien teinté de matinées à flâner au bord de l’eau jusqu’à remonter midi sonnant à ma bicoque cuisiner les poissons cueillis plus tôt sur les étables de pécheurs fraichement débarqué du large. Une fois rassasié, j’occuperai le reste de la journée à la rêverie d’un quelconque ouvrage fondamental jusqu’au crépuscule où la douceur revenu serait propice aux amis et à l’ivresse en découlant jusqu’enfin le sommeil m’enserre et me dépose au seuil d’une nouvelle journée.

Cet aveu l’a rendit perplexe car elle dit : I don’t really get the point, it’s seems to me super boring !1 Avant d’éclater d’un rire typiquement américain.

Après ça, vous êtes rentrés, elle a fait ses valises, et est partie, son Europe-​post-​graduate-​trip devait la mener à Thessalonique. Elle t’a demandé ton numéro, je lui en ai donné un mauvais, à quoi bon ?

Votre tour était passé.

Les jours qui suivirent furent épiques, chaque jour avait son dédale de rencontres qui ne débouchaient que sur des portes closes.

Il y eut à quatre heure du matin cette boulangère rayonnante d’un halo divin, à qui je déclarai ma flamme. Le lendemain malheureusement, elle t’apparut bien laide et tu profitas d’un bar bondé pour lui fausser compagnie.

Depuis, tu évites cette boulangerie, c’est dommage, le pain était bon.

Il y eut aussi cette voluptueuse quadragénaire grecque dans ce bar jamaicain à qui au détour d’une phrase j’ai dis : Think we should spend the night together2.

Elle avala son martini de travers et se mit à rire nerveusement. Voyant ton sérieux, elle bredouilla d’abord qu’elle ne pouvait pas t’accueillir parce qu’elle faisait des travaux dans sa maison, ce qui m’apparut assez faible comme réponse. Quand je lui dis que ça ne dérangerait pas, elle passa par bien des circonvolutions avant d’avouer finalement qu’elle avait un fils du même âge que toi et qu’elle ne pouvait pas ramener d’homme à la maison, encore moins du même âge que lui.

Un autre matin que tu prenais ton petit déjeuner à l’auberge, Camilla une danoise à la longue chevelure tressée me raconta son rêve. Elle dansait au fond de l’océan dans un état qu’elle qualifia de prenatal inner stillness3. Elle avait un regard de lune calme qui cillait rarement. Avant Athènes, elle avait passé plusieurs semaines seule au bord d’une rivière à faire de la danse méditative. Elle te proposa d’aller te baigner, vous avez pris un bus jusqu’à une crique isolée. Camilla s’est alors défait de sa robe et s’est avancé dans la mer. Une fois l’eau à mi cuisse, elle a commencé à exécuter d’amples mouvements rendant hommage à sa nudité. C’était une nymphe, d’un érotisme élémentaire, comme peut l’être une cascade insulaire. Elle exprimait une telle harmonie que nous n’avons songé qu’à la contempler.

Plus tard nous sommes rentrés car elle devait partir le soir même voguer vers d’autres îles.

Et ainsi de suite, jusqu’à Aby une hollandaise à la silhouette aérienne. Elle travaillait à l’auberge. Vile Aby, dont le sadisme n’avait d’égal que sa beauté. Elle se joua de toi, passant des soirées à te minauder au creux de l’oreille tout ce que tu lui inspirais, tout ce qu’elle aimerait te faire si seulement il n’y avait pas celui qu’elle aimait. Elle te chauffa à blanc des jours durant, ne t’autorisant qu’à la bécoter pour mieux conclure qu’elle ne pourrait jamais tromper son aimé.

À bout de force, tu finis par télécharger Tinder.

Tu sonnes, espérant être au bon endroit car tu n’as plus de batterie.

Famélique comme tu l’étais, tu te mis à liker frénétiquement, jusqu’à matcher avec Patricia, une espagnole donc les seins débordaient littéralement du cadre.

Après quelques politesses, dans un état proche de Vil Coyote fantasmant Bip-​Bip à la broche, tu n’as pu t’empêcher de lui envoyer : Such nice boobs.

Ce fut le sésame.

L’interphone crépite, tu lui dis : It’s me, Kevin, la porte de l’immeuble s’ouvre et tu entends : second floor.

Elle t’attend dans le couloir, tu reconnais son visage rond et son regard lubrique, ses seins sont encore plus énormes que ce tu avais imaginé.

Tes yeux plus gros que le ventre, ses seins plus gros que ta tête.

Comme tu aurais dû t’en douter, le reste de son corps est lui aussi massif, le physique que tu t’étais imaginé n’avait rien de réaliste. Elle ne porte qu’un long t‑shirt, qui offre au regard deux colonnes massives nervurées de bleu, chair blafarde à la lumière du couloir. Elle sourit, je perçois quelque chose de vorace. Elle te montre l’entrée avec autorité. Tout à coup intimidé, tu te fais hésitant. Une fois prise au piège, la souris sourit-​elle au chat ?

Tu rentres, elle te dit d’aller dans sa chambre car la chambre de sa colocataire est à côté du salon et elle dort. Tu rentres donc dans une chambre nue, mur blanc, lumière blanche, drap blanc, le radio réveil à côté de son lit indique vingt-​trois heures cinquante, elle désigne le lit et tu obéis, prudemment.

Elle gazouille sur son association d’aide aux migrants et le temps me semble long.

Le radio réveil derrière elle indique minuit trente.

Je la coupes et demande :

Would you like to kiss me ?

Un élan de surprise passe dans ses yeux mais se radoucit et elle opine comme une enfant.

Tu poses tes lèvres sur une bouche qui s’ouvre aspirant ta langue. Tu malaxes un de ses seins, tes mains d’habitude si grandes paraissent bien fluettes. Elle s’accroche à ton visage comme une aveugle, tu ouvres les yeux, les siens sont clos. Les néons rendent la scène clinique, tu t’arraches à sa bouche.

Could we turn off the light ?

Noir.

À la dérive sur cette grosse barque, plus qu’une barque c’est une île que tu explores. Tu te perds jusqu’à une ornière plus humide que le reste. Elle frémit, c’est donc là ! Caresse sismique, tu t’amuses de ses gémissements, ses doigts désordonnées se faufilent jusqu’à ta braguette pour en extraire l’oiseau qui se déploie. Douce sensation, vite ébranlée par l’hystérie de son impatience.

Do you have a condom ?

Soulagé d’être venu sans protection je lui réponds “No” et souris dans le noir.

Bienheureux d’échapper aux limbes pacifiques, je lui fais comprendre que ton oiseau est trop délicat pour ses gros doigts, qu’il a besoin de douceur, de lèvres humides. En lui suggérant qu’à défaut des unes restent les autres, je lui propose qu’elle te prenne en bouche.

Elle consent à condition que tu consentes.

Trois semaines ascétiques ont tôt fait de te faire accepter.

Je lui promets de goûter son fruit.

Et voilà que l’île chavire et t’engloutit.

Nous lévitons dans le néant comme un pissenlit retenu par la tige.

Trop rapidement, je sens la marée monter et la vague arriver. Elle vient de loin, trois semaines c’est long. Tu te retires et malgré l’obscurité tu vois un arc blanc jaillir. Un spasme, puis deux, puis trois bandent ton corps. Elle n’a pas compris, tu es resté silencieux.

L’oiseau miraculeusement renaît, tu le lui représentes, elle le ravale. Lévitation, plus haut cette fois. Nous naviguons dans le tourbillon de sa bouche mais le tonnerre gronde. Tu te retires, nouveau jet, plus court, plus épais. Elle commence à comprendre car tu es moins silencieux. Elle te demande si tu es venu, tu t’apprêtes à opiner mais je ravale ton oui, car contre toute attente, le phénix se relève.

Cette fois, je t’abandonnes complètement, je vais au-​delà de l’instant, au-​delà de ton corps…

La dernière salve inonde son drap de ce qui ressemble à de la meringue crue.

Une vague de fatigue te submerge, échoué sur ce lit, tu t’endormirais presque mais tu l’entends miauler : i would like to come too4

Tu souris et t’apprêtes à lui dire qu’elle peut très bien s’en sortir toute seule, qu’il est tard et que tu vas y aller, mais je te retiens. Elle insiste, tu essaies de gagner du temps.

Tu ne comprends pas d’où te viens ce stupide scrupule mais je te sais déjà condamné à te plier à ma volonté alors après t’avoir promis que je ne parlerais jamais de ça à quiconque, tu plonges langue la première dans les profondeurs sombres de son anatomie.

Un taxi s’arrête, tu lui donnes l’adresse de ton auberge, à mi-​chemin je lui demande de nous amener au Parthénon. Nous ne sommes plus pressé, la ville défile, je repense à tout ça, ta moustache a une odeur étrange.

Est-​ce que tout cela avait vraiment quelque chose de mythique ou est-​ce mon besoin de sacraliser la trivialité de ton existence qui me pousse à le voir ainsi ?

Assis sur cette colline je contemples l’étendue lumineuse, le corps vide, une pure présence dénuée de pensées jusqu’à entendre la profonde Weil murmurer :

L’homme n’échappe aux lois de ce monde que la durée d’un éclair.

Instant d’arrêt, de contemplation, d’intuition pure, de vide mental, d’acceptation du vide moral.

C’est par ces instants qu’il est capable de surnaturel.


1 : Je comprends pas trop le délire, ça à l’air super chiant !
2. Je pense qu’on devrait finir la nuit ensemble.
3.Béatitude d’avant-​naître
4. Moi aussi je veux jouir…