Il y a quelques jours, une injonction massive déferla sur les réseaux sociaux, nous devions poster un carré noir en soutien aux mouvements dénonçant les violences policières. Je ne l’ai pas fait comme je n’avais pas remplacé ma photo de profil par « Je suis Charlie » le 13 novembre 2015. De manière générale, je n’obéis pas aux injonctions émanant d’en haut. Pour autant, si je n’ai pas teint ma photo de profil en noir, j’ai tout de même posté une photo sur mon jardinet instagram. Une photo tirée du film Andrej Roublev de Tarkovski. J’accolais à cette photo mon sentiment du moment :

Je ne me sens guère à l’aise dans le noir,
le blanc m’angoisse,
seule la lumière m’importe, celle que je devine parfois aux confins de la nuit,
infime espace d’amour en ces temps de guerres universelles.
Que nos mémoires ravivent l’âme des martyrs tombés
tandis que nos cœurs veillent sur les damnés des temps présents. 

Je n’ai pas non plus regardé la vidéo de l’agonie de George Floyd comme je n’avais pas regardé les décapitations orchestrées par l’État Islamique. Je n’avais pas connu George Floyd de son vivant, je ne l’avais pas entendu rire. Aurais-​je dû me contenter de son dernier soupir ? J’ai par contre regardé son visage, il me rappelait tonton Aboussou, un ami de mon père. Peu de photos de George sur l’internet. J’ai quand même fini par trouver une photo de lui avec sa fille Gianna dans les bras. Souriant comme on l’est auprès de ceux qui nous sont chers, ses yeux plissés comme lorsqu’on observe le soleil. Que voulez-​vous, l’amour réchauffe. Comme il me plaît d’observer le réel à travers le symbole, j’ai continué d’observer cette photo comme on observe une icône et je ne pus m’empêcher de remarquer comment Gianna semblait entouré de lumière. Si George regardait l’objectif, elle regardait au-​delà, pointant une direction qui n’était pas droit devant elle, non, son index était comme attiré par une autre direction. Elle pointait cette direction avec dans le regard une gravité dont seuls les enfants sont capables.

M’hasarderais-je à imaginer quelle était la direction que Gianna désignait de son petit doigt? Assurément, non.

Des hétérotopies disais-​je comme nécessité. J’imagine que certains regards ont tiqué à la vu du préfixe hétéro. Il se trouve que hétéro, avant d’être un adjectif désignant un hétérosexuel, veut dire autre et s’oppose ainsi à homo qui signifie le même. Mais observons un instant la dichotomie Homo/​Hétéro, (le même/​l’autre) et voyons comment, en restant dans le domaine de la sexualité, il nous est possible d’en enrichir le sens. 

Homosexualité comme sexualité avec le même
Hétérosexualité comme sexualité avec l’autre. 

On remarque d’abord que dans l’acception générale, nous réduisons ce terme à la question du genre. L’individu homosexuel est donc celui qui pratique sa sexualité avec des individus du même genre que lui tandis que l’hétérosexuel avec des individus d’un genre différent. Maintenant imaginons que nous déplacions la question sous un autre point de vue, disons ethnique. Nous pourrions alors dire que ce couple composé d’une femme noire et d’une femme asiatique, ordinairement désigné comme un couple mixte, est, du point de vue du genre, homosexuel, mais du point de vue ethnique, hétérosexuel. Entendu que de ce point de vue là, un hétérosexuel serait une personne pratiquant une sexualité avec une personne appartenant à un groupe ethnique différent. Nous pourrions aussi déplacer le curseur sur la question de la classe sociale et alors ce couple composé d’une femme blanche pauvre et d’un homme noir lui aussi pauvre serait, du point de vue ethnique et du genre, hétérosexuel, mais d’un point de vue de classe homosexuel. Cela nous démontre deux choses. Tout d’abord que les mots ont l’utilité qu’ont leur donne, ils s’adaptent au bon vouloir de leur locuteur, leur sens se sont pas figés mais évoluent au fil du temps. Ensuite que nous (le Genre humain) sommes nécessairement attirés, d’abord par ce qui nous ressemble et en quoi nous nous reconnaissons, ensuite par ce qui diffère de nous et nous complète. Si bien que les deux formules enfantines qui se ressemblent s’assemblent et les contraires s’attirent sont toutes les deux vrais, simultanément.

Nous sommes tous à la fois homosexuels et hétérosexuels. 

Nous ne sommes pas des êtres homogènes, mais des intelligences dialectiques complexes difficilement réductibles et assignables. Nous sommes des consciences fluides animées d’envies, de besoins, de passions contradictoires, d’espérances fluctuantes, mortifères parfois, sans cesse vacillantes comme l’est une flamme au bout d’une chandelle. Nous sommes des miroirs fourmillants tendus à la fois en nous et au-delà. 

Hétérotopie

Je songeais à ce terme depuis quelque temps déjà quand j’appris que Michel Foucault m’avait précédé. Cela me conforta : « On ne vit pas dans un espace neutre et blanc, on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses… » Le monde dans lequel nous vivons n’est pas un ensemble uniforme, ce que certains appellent désormais la capitalocène (concept selon lequel le capitalisme est le principal responsable des déséquilibres environnementaux actuels) est un espace hétérogène dont les caractéristiques varient d’une latitude à l’autre. Si l’on y songe il est évident que Cuba, la Corée du Nord, le Bhoutan ne s’intègre pas au capitalisme de la même manière que les États-​Unis, la Suisse ou encore Singapour. Ce que j’appelle, à la suite de Foucault, les hétérotopies sont ces espaces alternatifs, des lieux autres qui échappent aux règles communes et sont, de par leurs existences même, des espaces de réflexion, des lieux qualifiés. 

En ce sens :
Une Zad est une hétérotopie.
Une safe place est une hétérotopie.
la Commune de Paris fut une hétérotopie.
le Burkina Faso de Sankara fut une hétérotopie.

Mais comme toute notion, celle-​ci n’est pas nécessairement positive, en ce sens :
Une station Total sur une autoroute Vinci vendant le litre d’eau plus cher qu’un litre de sans-​plomb est une hétérotopie.
La jungle de Calais est une hétérotopie
Dubai est une hétérotopie.
Fortnite est une hétérotopie.

Je considère qu’internet, comme la fiction, comme l’Art en général sont des vecteurs d’hétérotopie. Cela m’amène à ce que nous appelons à tort, l’utopie. Je dis à tort, car pour moi l’utopie existe bel et bien¹. Il est important de réaliser qu’avant que les choses soient concrètement, elles existent dans l’imaginaire de ceux qui les conçoivent. À chaque fois que je prépare ma journée du lendemain, je suis dans l’utopie, car cette journée n’existe pas encore. Pour autant, de par mon expérience d’aujourd’hui et d’hier, je peux me projeter dans ce lieu qui n’existe pas encore et commencer à le construire. Si nous considérons que l’espace et le temps sont indissociables, si bien qu’on parle d’espace-​temps, chaque fois que j’imagine le futur je ne suis pas dans l’utopie, mais dans l’hétérotopie.

Force est de constater que depuis quelques années, nous ne sommes autorisés à penser l’hétérotopie qu’est l’avenir uniquement de manière négative² . Seulement, et je me dois de rappeler cette évidence : nous ne savons pas de quoi demain sera fait. À preuve du contraire, prédire que demain sera horrible ou magnifique ne change rien à l’instant présent hormis jeter un voile d’ombre dans le premier cas et l’éclairer dans le second.

On me répondra qu’il n’y a pas de quoi se réjouir de l’avenir quand on voit l’état de la planète, de la politique, des violences, des inégalités, etc. Effectivement, je ne pourrais dire le contraire, mais ne pas se réjouir n’implique pas forcément de devoir sombrer dans le nihilisme. Quelle différence entre celui dont le verre est à moitié vide et l’autre à moitié plein ? Le premier pensant manquer d’eau rechignera à partager, le second sachant qu’il en a assez partagera.

Imaginer l’avenir du monde de manière positive n’implique pas obligatoirement que cette vision soit naïve, simpliste ou encore niaise. Le pragmatisme, la cohérence et l’intelligence ne sont pas l’apanage des colapsologues qui, sous couvert d’étude du Giec, se sont spécialisés dans l’étude du pire des futurs possibles. Quand on leur fait remarquer que leur vision est tout de même assez déprimante, il nous regarde de haut et nous assène que c’est la réalité qui l’est. Soit 3

J’entendais récemment Geoffroy de Lagasnerie dire : « le fait de vivre sa vie avec mauvaise conscience quand on est un dominant, c’est à mon avis un point de départ d’une pratique politique libératrice. » Entendu qu’un dominant est selon lui une personne bénéficiant de privilèges au détriment d’autres personnes qui sont de ce fait des dominés. Comme exemple de privilèges il donne : « marcher librement dans la rue sans être contrôlé par la police », « pouvoir aller au restaurant » et « pouvoir manger tout les jours ». Le fait que Geoffroy de Lagasnerie soit un bourgeois blanc explique peut-​être son injonction à la mauvaise conscience, mais en tant que travailleur précaire métis, je ne vois pas pourquoi je devrais ressentir de la mauvaise conscience à pouvoir manger tous les jours. Je considère que prendre conscience de mes privilèges me donne l’obligation de faire en sorte qu’ils ne soient plus des privilèges. Imaginons que je suis avec un ami en ville, midi sonne et nous avons tous les deux faim. Je lui propose d’aller manger un plat du jour à douze euros et il me répond qu’il n’a pas assez. Il serait pour moi obscène de lui dire : “okay c’est pas grave, je vais quand même y aller et on se retrouve après.” pour ensuite aller manger seul, mal de savoir mon ami tenaillé par la faim. Dans ma réalité, je lui dis : “T’inquiète je t’invite.” sachant que le jour où les rôles s’inverseront, il me dira la même chose. En d’autres termes, il ne s’agit pas pour moi d’être complexé par mes privilèges, mais plutôt de travailler à l’extension de cesdits privilèges.

La question de savoir si Zemmour me considère comme un bon Français est non avenu. Ma problématique est de réfléchir à comment contribuer à ce que la France dans laquelle je suis né, dans laquelle je vis sorte de son marasme et réalise sa mue. Me demander si, en tant qu’afro-​descendant dont la mère est une Française de souche aux yeux bleus, je dois ressentir de la mauvaise conscience vis-​à-​vis de la colonisation est stérile. Savoir si ma mère s’est mise avec mon père par fétichisme colonial ou si c’est mon père qui s’est mis avec ma mère par revanche postcoloniale ne m’intéresse pas. Il s’agit pour moi de réfléchir à comment, depuis ma position afropéenne, je peux participer à l’émergence d’une Afrique régénérée. Je suis, nous sommes des milliers et des millions à travers le monde à être, par nos existences même, des hétérotopies en mouvement. Nous sommes des ponts tendus vers l’avenir, nous sommes la preuve vivante que malgré toute la violence des discours, malgré les appels à l’ostracisation et la séparation, la vie continue. Nous sommes l’avenir en germe. Comme l’a dit Foucault : « on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier » . Le monde dans lequel je vis est traversé par des êtres dont le spectre des sentiments ne se limite pas à la peur, la haine et le racisme. Que ceux qui ne veulent ou ne peuvent faire autrement que penser la vie selon les catégories d’hier continuent, ce n’est pas à eux que je m’adresse. Je m’adresse à ceux qui ont le privilège de penser la vie au présent, à ceux dont l’existence les a faits conscients et reconnaissants du bonheur qu’est la vie. Je m’adresse à tous ceux qui sont capables d’aimer et d’être aimés sans ressentiment. C’est eux que j’invite à nous penser un avenir cohérent dans lequel nous pourrions vivre heureux. C’est eux que j’incite à fouiller la nuit des temps à la recherche d’espaces, de moment, d’événements, de destins apte à nourrir le monde auquel nous aspirons. C’est ce que j’entendais par seule la lumière m’importe, celle que je devine parfois aux confins de la nuit, infime espace d’amour en ces temps de guerres universelles. Nous devons dépasser la pensée réactionnaire de la révolte pour construire les révolutions de demain. Qu’il soit bien clair que je considère les réactions révoltées auxquelles nous assistons depuis des années comme saines et nécessaires et je les encourage vigoureusement. Mais elles ne peuvent être qu’une étape nous menant à la révolution que j’appelle de mes vœux. Qu’il soit désormais admis que nous avons le droit, le devoir et l’obligation d’imaginer l’avenir dans lequel nous voulons voir grandir nos enfants. Nous considérons que personne, je dis bien personne, n’est apte à décréter que ce que nous prônons est irréaliste, utopique ou irréalisable. Nous savons intimement que nos instants de bonheur présent sont le fruit des luttes, des victoires, des espoirs, des défaites et des souffrances de nos ancêtres. Par respect et amour pour tous ceux qui nous ont transmis cette soif de vie, nous nous devons de les célébrer et de perpétuer le lien qui nous unit à eux.

Mon cœur saigne par ce qui arrive chaque jour aux Georges Floyd du monde entier. C’est par amour pour eux que nous devons construire un monde où George aurait pu voir Gianna grandir en paix en attendant ce jour où c’est elle qui aurait pris en photo son père tenant sa fille dans ses bras. Je peux vous décrire cette photo, on y voit un George vieillissant, les cheveux grisonnant, non pas debout, mais assis, tenant sa petite-​fille qui ressemble à sa mère au même âge. Elle enlace George de ces petits bras et l’on voit qu’elle tient son sourire de son grand-​père. Tous deux regardent l’objectif avec ce même regard rieur.

Évidemment, cela ne sera pas chose aisée, je ne verrai sans doute pas de mon vivant ce monde auquel j’aspire. Mais j’y travaillerai, sans relâche et je transmettrai ma conviction à ceux qui me sont chers qui je l’espère la transmettront à leur tour à ceux qui leur sont chers. Rappelons-​nous que pour faire émerger un seul gramme d’or, ce sont des tonnes et des tonnes de terre qu’il faut parfois extraire. Ayons conscience de l’immense chemin parcouru et encore plus du chemin qu’il nous reste à parcourir. Les droits d’aujourd’hui sont les privilèges d’hier alors tâchons de faire des privilèges d’aujourd’hui les droits de demain. 


  1. Utopie, formé par topos (le lieu) et le préfixe -u- qui en grec a une fonction privative. utopie signifie donc littéralement lieu qui n’existe pas.  
  2. Qu’on les désigne comme uchroniques, dystopiques ou encore post-​apocalyptiques, on ne compte plus le nombre de fictions relatant un futur rendu cauchemardesque par une quelconque catastrophe. Très rares sont les fictions imaginant un futur non pas utopique mais seulement agréable et dans lequel nous aimerions vivre. On me répondra que le bonheur a un potentiel dramatique bien moindre que le malheur et je ne pourrais qu’être d’accord.  
  3. Loin de moi l’idée de critiquer la collapsologie en soi car elle ne m’intéresse qu’en tant qu’épiphénomène, au même titre que le survivalisme. Loin de moi l’idée de réfuter le désastre écologique, la modification évidente du rythme des saisons, la hausse des températures ou l’augmentation significative de catastrophes climatiques. Il m’apparaît simplement que cette manie consistant à systématiquement prendre les effets pour les causes, à amalgamer la partie dans le tout, à naturaliser ce qui est de l’ordre du politique et inversement est contre-​productif pour ne pas dire puéril. Je rappelle que la Science comme la Métaphysique sont des créations humaines et de ce fait soumises aux pouvoirs des hommes. L’Histoire nous a appris que le pouvoir politique appuie toujours sa légitimité soit sur la Science c’est-​à-​dire la nature soit sur la Métaphysique (qui en dernier ressort est de l’ordre de la nature puisqu’il s’agit d’un au-​delà de la nature.). Jusqu’à une date très récente (selon l’échelle occidentale) les populations noires (donc au moins la moitié de mon code génétique) étaient considérées comme appartenant à une autre humanité. Une espèce hybride, un peu plus évoluée qu’un singe sans être à la hauteur de l’Homme (entendu à cette époque comme un homme de bien blanc occidental). N’en déplaise à certains, ceci était confirmé par toutes les études du Giec de l’époque et quiconque remettait en doute cela était au mieux considéré comme un hybridosceptique.