Essaouira, le 24 janvier 2024
M.
Je t’écris dos au vent. Mes yeux noirs sont dans le bleu de l’Atlantique. Tu me regardes et je te vois. Je n’ai rien à craindre. Je suis sur le toit d’un hôtel, le soleil caresse ma nuque. Quelque part, on entend l’adan et le bruit des vagues. J’écris depuis une langue en exil. Chez moi, on entend plus les vagues et le bleu a la couleur de l’uniforme du policier assassin devenu millionnaire. Là-bas, on entend venir les pas de l’éternelle botte noire. Et moi, je refuse de vivre dans la proximité des gens que ce bruit indiffère. Prends soin de ceux qu’on aime.
N.
Des canons sont dressés sur les remparts de la médina. On les a dirigés vers l’océan, mais d’ici rien ne menace la ville côtière. Elle est inaltérable. Je la regarde et j’observe 500 ans d’histoire. Les travailleurs à dos d’âne, les teinturiers vêtus en turbans de laine, le commerce de l’argan et des pierres qui repoussent le mauvais œil. Les panneaux indiquent les rues en arabe et en berbère. Les Portugais ont appelé cette ville Mogador. Ils n’ont pas tenu longtemps quand la population a résisté à leur présence. Pour eux, la ville c’est Aṣ-Ṣawîrah, la bien dessinée.
J’ai beau fuir, je suis partout confronté à la cruelle exigence du réel. Je laisse derrière moi une langue aux abois. J’ouvre mon portable. Il y a cette polémique. Je pourrai regarder cela avec énormément de distance… hélas. Je signe une tribune, ils signent une contre-tribune, parlent de censure, de liberté d’opinion. Ces gens vivent en 2014, dans une période de relative insouciance. Je suis moi-même un lecteur de Saint-Loup. J’ai bien conscience que cette semaine 1,4 million d’Allemands ont manifesté contre un parti qui hérite du dernier Reich. Je ne sais pas pour eux, mais moi j’hérite de Pasolini, Desnos, Simone Weil, Angela Davis. Alors si Saint-Loup parraine une manifestation culturelle censée me représenter, je m’insurgerai.
Les villes que je visite ont une relation particulière à la couleur. À Marrakech, c’est l’ocre. Les bâtiments et les remparts ont cette couleur qui selon les heures hésite le rose et l’orange. À Essaouira, c’est le bleu. Le bleu des portes, des volets, mais surtout le bleu des bateaux et l’Atlantique. Je regarde les créneaux, les balcons, les arcanes, les façades. À quel principe supérieur nous renvoient ces ornements ? De quels motifs sont-ils le symbole ? Et la couleur : vers quels paysages intérieurs nous convoque-t-elle ?
Je t’écris depuis une langue sans vérité. Je pense à Soljenitsyne : « Quand on a épousé le monde, on ne peut plus lui échapper. Un écrivain n’est pas le juge indifférent de ses compatriotes et de ses contemporains. Il est le complice de tout le mal commis dans son pays ou par ses compatriotes ». Que je le veuille ou non, j’habite une langue qui n’a pas de mots pour qualifier la mort de 5 350 enfants. Il y a des langues où ils n’ont pas de mots pour dire « je t’aime », ma langue n’a pas de mots pour dire : 5 350 enfants sont morts.
Ce fait peut-il n’avoir aucune incidence sur le langage ? Avec quel principe transcendant l’écriture peut-elle me mettre en communication si elle n’a pas un mot pour dire « vérité » ? Avant, quand je quittai ma langue, je partais écrire. C’est ma modalité d’existence. Je travaille, j’économise, je pars, j’écris. Je ne peux plus faire ça. Le langage est la promesse de réconcilier les mots et les choses qu’ils qualifient. Ce contrat, c’est mon outil de travail : la vérité. Je ne peux plus écrire : « les villes que je visite ont une relation particulière à la couleur » et laisser derrière moi une armée de mufles satisfaits qui écrivent depuis un langage acéphale.
Et je m’adresse à tous ces artistes qui ont le privilège de n’être inquiétés par le fascisme triomphant. Cela ne vous coûtera rien d’être du bon côté de l’histoire. L’histoire s’est écrite le 11 janvier 2024 devant la court internationale de justice de La Haye. Vous étiez écrivaine, comédien, poète, dj, peintre, danseuse, vous aviez pour vous tous les moyens d’expression et vous n’avez rien dit. Votre silence n’avait ni la hauteur de vue ni l’élégance du détachement : vous avez été lâches. Le monde dont vous vous pensiez les ultra-contemporains vous a dépassé, voyez son dos, il s’éloigne. Il ne se retournera jamais.
Essaouira, le 25 janvier 2024.
M.
Avant je tenais des carnets de voyage. Je t’avais écrit Athènes et Corinthe la ville lumineuse, le lac Kivu et le Mont-Blanc. Demain, Chefchaouen. Je me suis réveillé après ton départ dans un monde tout à fait sinistre. J’ai réalisé que bien plus que le soleil, j’avais été à la recherche d’autres modalités d’être au monde. J’ai lavé ma langue contre les vagues de l’Atlantique. Je peux écrire le mot vérité. C’est l’adan qui me l’a appris. L’adan et le bruit des vagues, la forme de ma relation au monde.
N.
D’autre part, il serait naïf de penser que nous faisons de la politique lorsque nous représentons fidèlement le mal qui traverse nos existences. Le mal ne doit pas être représenté, il doit être guéri. Et ce n’est pas sa représentation monumentale qui peut nous guérir. En fait, l’art est politique seulement quand il construit la polis, l’espace, la ville ou la campagne dans laquelle nous vivons. L’art n’est politique que lorsqu’il confond sa chair avec celle du monde, lorsqu’il devient la forme même de la vie sur la planète. Il ne devient pas politique parce qu’il discute ou représente certains événements plutôt que d’autres, il le devient lorsqu’il prend la forme de notre relation au monde ( Rancière ).
Images et texte de Nathaniel Molamba.