Témoignage du 26 mars 2023, Photographie : de Benjamin Guillot-Moueix ©
Quand ils m’ont proposé de partir, je n’avais jamais entendu parler des mégabassines. Il était question de sept heures de route pour rejoindre Poitiers. Ils m’ont dit de trouver un bleu de travail, de réfléchir et d’envoyer ma réponse avant midi. Tous mes colocataires étaient à Paris. Quand je leur ai demandé, ils m’ont répondu que les enjeux exacts de la lutte leur paraissaient peu clairs. Je me suis rapidement convaincue qu’on partait vers un terrain plus ou moins délaissé par l’appareil répressif, je me suis dit, les condés ont autre chose à faire et sûrement, eux non plus ils ont pas entendu parler de ce projet, on part pour une expédition sans risques, loin de la ville, et puis ça me donnera la sensation d’être utile sans risquer mes dents. J’ai confirmé ma venue sur le groupe signal. Cette fois, hors de question qu’on me laisse derrière.
En route, les contours du projet se sont précisés. La conductrice du convoi nous a dit qu’elle en était à son troisième aller-retour. Elle a de la famille sur place, un oncle qui se débat comme il peut contre des producteurs de maïs. Il dit que ce projet va surtout leur profiter à eux, à l’élevage industriel. Il parle de la guerre de l’eau dans les Vosges, là où Nestlé s’accapare des nappes phréatiques au détriment des habitant.es de la commune de Vittel. À travers la vitesse du trajet, mon esprit voit défiler des images. Je vois des territoires désertiques où s’affrontent des mercenaires avec cagoules et M16. Des pays lointains, frappés de sécheresses, des bleds où ça tire aux frontières pour savoir à qui appartient l’eau sous le sol, l’eau qui ne reconnaît pas les frontières. Le camion s’arrête. Un convoi de personnes casquées de masques à soudure et de lunettes de piscine nous indiquent un chemin alternatif, il y a des contrôles sur la route. On a pas vu les visages des mecs.
Les images de guerre sont plus proches de nous qu’on le croit. Ici la terre n’a pas connu la pluie depuis 31 jours. En allant puiser l’eau des nappes phréatiques pour la stocker dans une mégabassine, il n’est pas question de lutter contre la sécheresse, juste de la contourner, pour continuer d’alimenter la machine au détriment des solutions locales, un peu plus soucieuses de l’environnement. Je réalise l’urgence de cette manifestation. Pendant le trajet, les enjeux sociaux, politiques et économiques se précisent. À aucun moment je ne me suis imaginé avancer vers une guérilla. Il était question d’un rassemblement pacifique. Nos présences aux Deux-Sèvres étaient légitimes. Nous ignorions, pour la plupart, à quel point cette légitimité inquiète.
La bataille des Deux-Sèvres
Le vent s’écrase sur une plaine sans aspérités. Des tentes quechua tremblent au milieu d’absolument rien. Des gens attendent l’arrivée des tracteurs comme la confirmation d’un évènement plus ou moins favorable au reste du programme. Trois cortèges convergent en direction du chantier de Sainte-Soline. À midi, les premières éclaircies guident l’avancée d’environ 9000 personnes qui suivent une sorte d’oiseau en bois, je marche avec eux. Dans la soirée d’hier, j’ai croisé un groupe d’artistes qui ont démarré du même parking que moi avec un convoi différent, on a sympathisé, ensuite quelqu’un a proposé d’écrire un rap éco-révolutionnaire et je les ai semés. Quoi qu’il en soit, ça chantait déjà pas mal dans le cortège. Des slogans tous plus inventifs les uns que les autres, des trucs de boyscouts. Une garderie s’est organisée pour garder les enfants d’une pléthore de jeunes couples néoruraux. Le bloc est vêtu de bleus de travail. Des groupes en noirs sillonnent le cortège d’avant en arrière. On entend des bruits métalliques en provenance de leurs sacs à dos.
À l’approche de la mégabassine, on a vu des duos de policiers en quads rider sur la boue. Les cortèges se séparent, à cent mètres de là, les premières pluies de grenades arrivent depuis une butte-témoin. Les gaz sont dispersés par le vent. À 13:00, deux cortèges encerclent la bassine. Les gendarmes sur quads se font dégager par quelques dizaines de personnes. Notre groupe a réussi à atteindre la bassine. Les deux autres cortèges nous précèdent. C’est là que les choses ont pris une tournure inattendue. L’assaut est venu du haut. Des pluies de grenades nous tombent dessus. On voit à peine les flics derrière le nuage de gaz et les grillages. Ils tirent sur des personnes complètement à découvert. On voit la terre se soulever sous l’impact des grenades. À côté de moi, une femme tombe. Elle a la mâchoire arrachée, les dents lui sortent du nez. Un mec essaie de shooter dans une grenade pour la renvoyer. Elle explose sur son pied. Sa chaussure de chantier est pulvérisée, ses os béants lui sortent de la botte. Les explosions font voler des mottes de terre, elles font tomber des corps, des éclats de LBD déchirent le genou d’un type qui tombe devant moi, les nôtres répliquent en lançant des cailloux, des cocktails Molotov, des mortiers.
Je me souviens qu’un groupe a réussi à atteindre un camion de gendarmerie qu’ils ont ouvert en défonçant la porte. J’ai vu des gens hésiter à ramasser les Famas qu’ils ont trouvés à l’intérieur et se raviser en déclarant que c’était trop dangereux. Il était difficile de savoir de quel côté m’enfuir alors j’ai suivis des gens qui transportaient un mec qui saignait des couilles. Eux aussi, ils ne savaient pas quoi faire des blessé.es. On apprendra plus tard que le SAMU n’a pas pu intervenir, et que des gens ont probablement agonisé sous les gaz avec des blessures ouvertes.
Traumatiser pour mieux régner.
Les explosions et les tirs se sont poursuivis deux heures sans discontinuer. L’assaut avait-il d’autres objectifs que de vider les munitions ? À quoi assiste-t-on quand le pouvoir mutile pour dissuader ? Qu’on se le dise, Sainte-Soline avait surtout vocation à traumatiser. Si à défaut de tarir les mobilisations, cette stratégie de la dissuasion n’en finit pas de radicaliser, où va-t-on ? En vérité, la question n’est pas là. Quand on qualifie de radicale la violence des luttes, il s’agit toujours de discriminer les mauvais des bons manifestant.es. La foule et le peuple. On parle aussi d’un bloc de sans foi ni lois qui ne porte aucun projet. Ce qui m’intéresse, c’est le caractère fulgurant du groupe en question. Le bloc apparaît. On dit qu’il se compose d’éléments en rupture avec le projet civilisationnel. Des gens qui n’aspirent qu’au saccage, à la démission du pouvoir, à casser du flic. Ce qu’on nous dit pas c’est comment il apparaît. Comment le quidam se lève un matin pour manifester en tête de cortège, équipé comme dans Mad Max ? La dialectique du nihilisme oppose deux camps : d’un côté, un gouvernement sans projet politique, sa politique écocide en rupture avec le projet civilisationnel, son libéralisme disruptif, ses leviers de violences systémiques et de l’autre côté, sa Némésis, les étudiant.es fauché.es, les éborgné.es, les laissé.es pour compte du libéralisme, bref des gens qui n’ont plus rien à perdre.
Pour revenir à ma question, il n’y a qu’une seule violence radicale, c’est la violence de l’état libéral autoritaire. Elle légitime la violence du mouvement comme la formation des blocs. Car le pouvoir est un golem acéphale. Chacun de ses pas trahit une fuite en avant. À l’aveugle, il se dirige vers un paysage de glace dont nul feu n’éclaire l’horizon, pas même un vieux bois mort. Dans cette situation, la contestation, pour être juste, ne doit plus se contenter de ré-orienter la chute vers l’un ou l’autre scénario catastrophique, il faut demanteler l’appareil d’état. Prendre les institutions, œuvrer à la justice sociale.
Témoignage anonyme.