“Tu es le vide et la cendre
G. Bataille (L’archangélique, 1943)
oiseau sans tête aux ailes battant la nuit
l’univers est fait de ton peu d’espoir.”
De la mystique à l’érotisme, de la philosophie à l’économie en passant par la poésie et la peinture, l’auteur de l’Expérience intérieure continue de déconcerter. Bataille nous confronte à nos gouffres. Si tout en nous appelle à la dissimulation, il exige de contempler l’irrémédiable et d’en méditer le vertige. Cette exigence, il la concrétise en achèvant La part maudite2 après 18 années d’écriture. Ce livre reste pour quelques spécialistes le point d’orgue d’une œuvre majeure.
La part maudite et la notion de dépense : l’économie générale et le don
La part maudite est précédé d’un essai antérieur, daté de 1933, La notion de dépense dans lequel il considère la nature comme surabondance d’énergie vitale. Dans la mouvance de la sociologie de Marcel Mauss, il explore les notions d’excédent, de dépense improductive et de perte, en particulier autour du «potlach», ce comportement interculturel basé sur le don. Si La notion de dépense liait le don à l’investissement dans le collectif, La Part maudite promeut une vision du don plus orthodoxe, en redonnant au potlatch sa valeur de jeu et d’épreuve et son sens de construction d’un lien interpersonnel.
La part maudite, commence par exposer le sens de ce que Bataille nomme «l’économie générale». Pour lui, cette économie prend en compte l’ensemble des mouvements de l’énergie sur Terre, et en particulier ceux du vivant. Considérant cet ensemble, il pose le problème de la dissipation de l’énergie excédante, qu’il appelle la «part maudite».
D’emblée est introduite la dépendance de l’économie au parcours de l’énergie sur le globe terrestre. Une approche originale qui ne va pas sans rappeler les théoriciens de la décroissance, on peut penser à Nicolas Georgescu3 :
«le soleil donne sans jamais recevoir : les humains en eurent le sentiment bien avant que l’astrophysique ait mesuré cette incessante prodigalité ; ils voyaient mûrir les moissons et liaient la splendeur qui lui appartient au geste de qui donne sans recevoir (…)Le rayonnement solaire a pour effet la surabondance de l’énergie à la surface du globe. Mais d’abord la matière vivante reçoit cette énergie et l’accumule dans les limites données par l’espace qui lui est accessible. Elle la rayonne ou la dilapide ensuite, mais avant elle l’utilise au maximum pour la croissance. Seule l’impossibilité de continuer la croissance donne le pas à la dilapidation. »
Georges Bataille : La part maudite, précédé de La notion de dépense. Introduction de Jean Piel. Éditions de Minuit, édition de 2011, 188 pages.
Georges Bataille, penseur de la décroissance
Bataille introduit un questionnement partagé aujourd’hui par les objecteurs de croissance. C’est sous cet angle qu’on abordera ici La part maudite. Même si les développements de Bataille sur les sociétés sacrificielles, les Aztèques, le lamaïsme, et ses données sur la Réforme sont passionnants, la place manque pour parler complètement de ce livre extrêmement dense. Pour Bataille « La part maudite » qualifie l’excédent de productions inutiles et de pertes inhérentes à l’économie capitaliste. Pour s’en défaire, il en appelle à une même culture de l’excès, dans une orientation différente cependant, puisqu’il ne s’agit plus d’accumuler, mais de récupérer la part maudite pour redistribuer excessivement, dans une éthique de la gratuité qui consiste à donner sans attendre. Une manifestation de la générosité qui permet de dépasser la logique du calcul et de l’intérêt individuel.
Bataille évoque un seuil de masse critique après la limite de la croissance. Passé ce cap, la masse se contracte, s’effondre sur ses excès. On peut mettre cette observation en regard avec les données quantitatives d’aujourd’hui sur la masse des espèces vivantes : la biodiversité s’effondre, paradoxalement la masse d’être humain et d’animaux domestiques et d’élevage augmente considérablement. Après cette ébullition quantitative, les courbes du modèle de Meadows font état, dans les années 2030, d’une baisse inéluctable de la population mondiale (et fatalement de l’élevage ) qui impacte la biosphère.
Bataille dit qu’il faut perdre la part maudite qui nous menace. Il nous invite à sortir de l’utilitarisme, de son «économie générale», récupérer et partager l’excès, habiter les ruines de la civilisations pour y inaugurer d’autres modalités sociales. Il ouvre ainsi le possible du champ de l’intervention politique. «Mais elle ne pourrait l’être si le mouvement qui la fonde n’apparaissait pas clairement dans la conscience». Puisque ces modalités sociales ne sauraient être soutenues par de nouvelles modalités existentielles. Voilà pourquoi Bataille nous renvoie au gouffre et dit qu’il faut en méditer le vertige ;
“Tu es le vide et la cendre
L’archangélique
oiseau sans tête aux ailes battant la nuit
l’univers est fait de ton peu d’espoir.”
Il serait en effet assez décevant de n’avoir à proposer, en remède à la catastrophe qui menace, que «l’élévation du niveau de vie»2 (p66). L’actualité politique de cette remarque n’est-elle pas sidérante ?
Bataille nous dit encore qu’un exposé sur «l’économie générale» implique «une intervention dans les affaires publiques». Une intervention conçue pour Bataille de façon tout à fait originale qui part de l’hypothèse de base suivante : l’être humain étant, de tous les êtres vivants, «le plus apte à consumer, intensément, luxueusement, l’excédent d’énergie» il est confronté à un choix déterminant sa survie. Soit l’humain entretient l’économie d’un système séparé dans lequel règne un sentiment de rareté, de nécessité, avec des problèmes de profit constant, où la croissance apparaît toujours possible et désirable, c’est-à-dire le système actuel, soit il oriente son destin en fonction de la totalité du vivant. Dans le deuxième cas, l’humanité sort alors de l’abstraction inhérente à l’étude des phénomènes isolés. C’est ce que Bataille nous invite à faire : abandonner joyeusement tous les systèmes fondés sur l’idée de pouvoir sur la matière.
Décroissance et spiritualité
Dans un passionnant article paru dans la revue disparue Entropia⁴, Jean-Claude Besson-Girard articule dans une analyse de La part maudite une expérience du sacré et de la spiritualité et cette “économie générale” proposée par Bataille. Le dessein de Bataille serait de préserver et respecter le monde. Tout au contraire, sa profanation «provient de l’usage du monde, de son usage servile, c’est-à-dire assujetti à la marchandise et à la technique»2 ( p78).
Besson-Girard écrit : «La part maudite permet d’éclairer et de souligner de nombreux éléments faisant écho aux orientations fondamentales de l’objection de croissance dans ses relations profondes avec le sacré : le rejet de la dégradation du monde. Elle permet aussi d’éclairer la recherche et l’instauration de liens sociaux définissant horizontalement des ritualisations situationnelles et des formes anticoercitives de pouvoirs partagés.»
En évoquant plus haut « de nouvelles modalités existentielles », il faut entendre que Bataille nous invite à (re)trouver le chemin d’une alliance sacrée avec le feu intérieur.
Rapporté à l’éthique et à la politique, l’apport de Bataille est, entre autres choses, une condamnation sans appel de l’esprit bourgeois, devenu aujourd’hui celui des classes consommantes et de l’ensemble de la population soumise au spectacle et au bio-pouvoir. C’est que, pour Bataille, l’individualisation de la propriété est aliénante dans le sens où elle abroge les possédants de leur véritable fonction sociale ; celle de partager l’excédent. Sur le plan d’un programme politique, il s’agirait de réactiver les fonctions sociales de don et d’entraide, de les réintégrer pour les rendre consubstantielles à la vie coutumière : une perspective libertaire où la pratique de l’entraide généralisée permet une sortie de l’économisme et du primat de la rationalité marchande.
Références :
1) Georges Bataille : L’archangélique, Poésie Gallimard, 1967
2) Georges Bataille : La part maudite, précédé de La notion de dépense. Introduction de Jean Piel. Editions de Minuit, edition de 2011, 188 pages.
3) Nicholas Georgescu-Roegen : Demain, la décroissance : Entropie, écologie, économie. 1979. 3ème édition revue, 2006. Coll. Sang de la Terre et Ellébore. Texte disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/georgescu.html
4) Jean-Claude Besson-Girard : Le sacré sans sacrifice in «Entropia», n°11 ; automne 2011
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