On parle beaucoup de la littérature vécue, des livres vécus. La plupart des romanciers contemporains nous donnent ainsi à flairer leurs petites affaires de cœur. Je veux me persuader que ce barbarisme finira par tomber dans le ridicule.
Mais si l’on y tient absolument, quel livre, je le demande, quel roman moderne, quelle autobiographie mâtinée de fiction, pourrait être plus vécue que les lamentations et les hurlements de ce supplicié dont l’âme est aveugle, dont la mémoire est éteinte, qui ne sait plus s’il y a quelqu’un pour l’entendre, qui ne gémit sur lui-même que pour lui-même et qui ne s’interrompt de vociférer son désespoir que pour sibiler sa douleur ?
Car, c’est un vrai fou, hélas ! un vrai fou qui sent sa folie, qui s’arrête subitement de nous raconter sa soif d’un monde infini, pour exhaler ce cri déchirant : « Qui donc sur la tête me donne des coups de barre de fer comme un marteau frappant l’enclume ? » C’est un fou comme il ne s’en était jamais vu, qui aurait pu devenir l’un des pus grands poètes du monde, qui s’en doutait assurément et qui s’est éteint dans le plus affreux des sépulcres, avant d’avoir eu le temps qui fut accordé au Tasse, bien moins inspiré que lui, d’enfanter son œuvre.
Il succomba, comme Satan, pour avoir « vaincu l’Espérance ». Cher grand homme avorté ! Pauvre rastaquouère sublime ! « C’est quelqu’un, dit-il, en parlant de lui-même, qui a des chagrins épouvantables ! » Et c’est tout ce qu’il nous révèle de son passé. On dirait même qu’il le cache avec toute la ruse compliquée d’un aliéné simulateur et larron.
Dans l’espoir de fuir, son imagination éperdue le précipite aux métamorphoses. Il se rappelle « avoir vécu un demi-siècle, sous la forme de requin, dans les courants sous-marins qui longent les côtes de l’Afrique » ; il se reconnaît un visage d’hyène ; il a de longs entretiens avec « le frère de la sangsue » et « le poulpe au regard de soie, dont l’âme est inséparable de la sienne, qui est le plus beau des habitants du globe terrestre et qui commande à un sérail de quatre cents ventouses ».
Enfin, il adresse à ses lecteurs exécrés d’avance, — si le Tout-Puissant qu’il vomit lui permet d’en avoir un jour, — cette encyclique recommandation par laquelle j’ai voulu finir :
« — Adieu, vieillard, et pense à moi si tu m’a lu. Toi, jeune homme, ne te désespère point ; car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis. »