Si nous recherchons une vision véridique du monde moderne, deux faits tout de suite nous frappent : c’est d’une part que la société, dont nous sommes membres, va son chemin ; — mais que d’autre part ce chemin n’est pas toujours le nôtre.
Ce que tâche de réaliser notre civilisation actuelle, les civilisations plus anciennes l’ont déjà tenté : de remédier d’un côté aux maux et aux désagréments de la nature, et en même temps d’enrichir celle-ci en vue d’assurer le plus possible, notre existence et notre bien être, dans le monde où nous nous trouvons.
Mais ce qui est récent, c’est la façon dont s’y prend pour cela la civilisation aujourd’hui régnante.
Confiante dans son savoir-faire, elle s’applique sans hésiter, partout et dans tous les domaines, à métamorphoser, à « ouvrager » la nature, en substituant et en ajoutant à l’état primitif de celle-ci les fabrications les plus audacieusement artificielles, sans précédent dans les âges révolus.
C’est le renversement des barrières que, depuis toujours, la force des choses mettait comme frein à nos rêves. C’est le bouleversement de fond en comble de notre milieu familier, de notre façon de vivre ancestrale. Cette révolution commencée il y a quelque cent cinquante ans, ne semble, pas près de s’arrêter. Depuis le « coup d’État de la machine à vapeur », la technique est devenue notre impérieuse dictatrice, et sans cesse elle fait varier la situation économique et sociale dans le sens d’une complexité croissante.
Mais cette première crise, extérieure, à nous ; n’est pas la seule. Elle en déclenche une autre : le conflit entre ce monde nouveau et nous-mêmes.
En effet, de tous côtés, cette civilisation révolutionnaire nous incite à collaborer avec elle, elle nous présente des affaires à traiter, des professions ou des fonctions à exercer, des créations —, nouvelles pour en user. Impossible de rester complètement en dehors d’elle — et nous contribuons fous, d’une manière, ou d’une autre, à entretenir et à développer ce mouvement de nouveautés et de changements qui nous entraîne.
Toutefois, si nous sommes sollicités par la vie moderne, il y a en même temps, pour nous retenir d’y participer, nos opinions et nos habitudes traditionnelles. Les innovations qui s’accomplissent sous nos yeux ne nous disent souvent rien qui vaille ; nous craignons que le « mieux » ne soit ennemi du « bien » ; — que l’harmonie et la beauté spontanées du monde, que la valeur morale des individus périclite dans la poursuite du mieux-être matériel, et que nous perdions le chemin des valeurs les plus précieuses, les valeurs spirituelles, au lieu de nous en rapprocher.
Il est aisé — de relever chaque jour, dans les journaux, la littérature, les essais philosophiques, la critique, ou la simple conversation, des indices de cette mentalité répandue dans tous les milieux. Le « moderne » n’a pas une « bonne presse ». Vis-à-vis de lui, hostilité, défiance, ironie, tout au moins dédain et négligence sont assez, à la mode — (à part les engouements passagers du snobisme pour des nouveautés de détail et de faible importance).
Forcément, plus nous nous désintéressons du chemin que prend la société, plus elle va son train, sans guide et sans frein, nous devenant de plus en plus étrangère — mais sans cesser de nous entraîner, prisonniers et esclaves, avec elle. Ainsi les deux crises de l’heure présente, la transformation continue de notre milieu, et l’inadaptation souvent volontaire des individus à ce bouleversement, s’aggravent, l’une l’autre.
Devant ce divorce apparent entre les valeurs idéales et le monde concret, une minorité d’idéalistes fuit et veut ignorer ce monde ; une majorité réaliste, par contre, se laisse entraîner vers le matérialisme. Mais personne ne trouve son équilibre complet.
Que les humains soient ainsi tiraillés, écartelés entre les scrupules de leur sagesse, et les appels de la vie, ce n’est pas nouveau certes. Mais plus que jamais ce désaccord est vif. Il révèle un état de vraie maladie sociale, qu’il importe de combattre sous peine de catastrophe.
Pour y remédier, il ne s’agit pas d’amputer l’homme d’un côté ou de l’autre, vers le monde intérieur ou le monde extérieur. Conception trop simpliste et illusoire. Le problème à résoudre, c’est précisément que l’homme reste entier, et que cesse la contradiction entre l’action concrète et la pensée, sans abolir ni l’une ni l’autre, ce qui est également impossible.
Ne voir dans le monde moderne, dans son ensemble, qu’une erreur de l’humanité, dont il faudrait se dégager par réaction et volte-face, ce n’est pas une solution.
En fait, la civilisation moderne occidentale ne peut pas faire machine arrière. Donc, avant de nous proclamer dans une impasse, il nous faut vérifier si l’impasse existe.
Qu’il y ait une crise moderne, des erreurs modernes, des dangers modernes, oui, mais si une issue satisfaisante de l’évolution commencée est possible, c’est vers cette issue que nous devons nous orienter et orienter nos contemporains.
Or cette issue existe. Les signes des temps nous en donnent la clé, si nous savons les lire avec logique et sans préjugés. Et les conflits qui perturbent la société et les âmes peuvent — croyons-nous — s’apaiser dans une solution ; de synthèse, conservant les valeurs du passé, enrichies des valeurs nouvelles ver des perspectives toujours plus encourageantes.
Avant tout, gardons-nous croire que le monde moderne soit un monde prosaïque, qu’il ne puisse fournir que du prosaïque. Il y a aujourd’hui trop peu dé Don Quichotte et beaucoup trop de Sancho.
La grande galerie du Louvre. 1947. Pierre Jahan
Des Sancho qui, par peur d’être utopistes, prennent les vrais châteaux pour des gargotes, et les vrais géants pour des moulins à vent, sans voir que notre domaine recèle les merveilles les plus médites et les plus exaltantes et que l’action humaine est sur le chemin qui mène vers elles. Quoi qu’en disent les mauvais prophètes, nous en savons de jour en jour plus qu’auparavant et ce que nous apprenons a son prix.
Les hommes du « Bon vieux temps » depuis villes et les palais, il y eut des hauts et des bas, selon les lieux et les époques, mais somme toute, le niveau maximum des résultats atteints restait le même, ou à peu près. Si au bout de ces millénaires de stabilité relative, une civilisation nouvelle a surgi à l’improviste, et submerge l’ancienne, les circonstances particulières de cette naissance expliquent cette aventure.
Les imaginations des philosophes en chambre ont fini par faire place à l’observation, toujours plus serrée, dès faits. De leurs observations, les chercheurs ont tiré des conclusions sur l’organisation de la nature et la marche des ; phénomènes, puis ces formules ont été enseignées aux techniciens qui les ont pris pour guider et qui, par ce procédé, ont réalisé des inventions et des fabrications inédites.
Or nous voyons que ces nouveautés une fois trouvées peuvent être reproduises en série par les gens de métier — à condition de suivre minutieusement les formules établies par les spécialistes. Qu’est-ce à dire ? Évidemment que les savants, en cherchant à se renseigner sur l’organisation des choses arrivent à tomber juste, et que la nature moderne telle qu’ils nous la décrivent n’est pas dans son ensemble une fiction.
Toutes les ratiocinations des philosophes sceptiques et agnostiques ne peuvent rien contre ce fait.
Or, cette « nature moderne », qu’elles en sont les caractéristiques ? Elle se révèle ordonnée et disciplinée, et, en plus, docile à nos programmes, se laissant modifier et façonner, une fois que nous connaissons ses lois surtout elle apparaît, de plus en plus, fertile et variée en ressources innombrables. Toutes choses qui nous offrent des perspectives vastes et optimistes.
Que n’obtiendrons-nous pas ? Que ne rencontrerons-nous pas, un jour ? C’est pour nous simple affaire de labeur systématique, d’organisation intelligente et de bonne volonté.
Le vrai moderne éclairé a le droit logique d’être réaliste sans être voltairien, et spiritualiste militant sans se retirer au mont Athos. La Révélation peut et doit être une des sources de notre savoir, à condition de ne prendre au sérieux que des constatations objectives et concrètes, faites par des observateurs dignes de créance — et non pas les produits de l’imagination et de la spéculation fantaisiste. Parmi les doctrines qui nous sont proposées, sachons choisir celle qui répond le plus à ces conditions.
En tout cas, sur notre planète, au lieu de chicaner en vain sur les possibilités dû progrès, soyons-en les artisans par notre énergie.
Abel T. Drexler dans le premier numéro de la revue LA FLÈCHE du 15 octobre 1930.