Un texte signé Nadid Belaatik.
Toute sortie est interdite. Rester au rez-de-chaussée n’est peut-être plus très sûr non plus. À travers la petite fenêtre dont la partie supérieure est cachée par une dentelle un jour blanche, je regarde l’écume qui inonde le parking adjacent. C’est étrange, ce n’était pas un parking. Seules les images des rêves sont claires.
Devant moi, la mer enneigée. C’est qu’on reconnaît sans regarder. L’écume, le bas-fond balnéaire, le palais à l’étage unique, la fine bande de terre entre neige et écume. Tout est en ruines, la mer, la neige aussi.
Le savoir rapporte, le chien aussi. Notre désir : le retour de bâton, la langue pendue, l’écume aux commissures. Il suffit que je lance le bâton à Dada à quelques mètres et, à force de le manquer, perdu par l’indétermination du rebond, sa gueule mal ouverte le repousse toujours plus loin, culbute de l’espace qui s’étire. Avant de le déposer, de ses crocs blancs eux aussi, il le brise toujours en deux.
Recréant en détruisant. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à saisir.
L’écume dépose la mer à mes pieds. D’où vient qu’on a toujours l’impression que les mystères de l’univers s’éclaircissent en fixant la mer, les vagues ? Peut-être que nous est donnée l’impression de pouvoir fixer le mouvement même. Avant que l’écume ne vienne tout gâcher, se souciant peu de faire apparaître la contradiction.
Ici, le devenir revient aussi. Un mouvement donne son nom à un chien qui devient à son tour mouvement. Et qui indique peut-être, si l’on veut bien remonter le courant, son agilité originelle, appelée pour cela à devenir autre. On fait des livres de ce qui disparaît. Les luttes sont partout, les victoires nulle part. Une écriture du comment taire. Ces lignes, je les lis en préface d’un livre que je n’ai pas encore écrit et que je trouve dans une librairie de seconde main. Quelques pages plus loin est décrite l’expérience télévisuelle d’un homme filmé assis à son bureau et commentant un match de football que lui seul voit. Les droits de retransmission du match étant trop chers pour la chaîne, elle propose uniquement le visage du commentateur qui s’échine à le faire vivre au second degré, son visage grimaçant, sa voix éructant, les poings serrés en l’air, tout prêts à casser son poste invisible. Les spectateurs sont rivés devant l’information de seconde main, devant cette réalité si pressée d’en dire une autre. À moins qu’ils ne dorment déjà.
Les événements sont l’écume des choses et je ne m’intéresse qu’à la mer, disait le poète au début du XXe siècle, et libre à lui. Presque en même temps, un autre s’était demandé à partir de quand pouvait-on savoir. Après calculs, il avait répondu rien avant 10-43 secondes après le commencement, soit, à partir de 10-33 cm de l’endroit de ce même commencement. Aujourd’hui, j’entends qu’on ne peut lutter à distance. Mais tout est à distance, irréductible, au mieux le même écart qui nous sépare ; tous, radicalement, égaux face à l’écart. L’écume, c’est l’incommunicabilité de la mer.
Tout a déjà été dit. Qu’est-ce que je pourrais dire de plus ? C’est décidé je ne dis plus rien. Mais je veux bien retirer ce qui a été dit. Comme on retire le papier peint en arrivant dans son nouvel appartement. On veut enlever une seule couche, la dernière, celle visible, et on arrache toutes les autres. L’écume est un rouleau compresseur. Elle porte en elle les vagues qui la précède.
Il n’y a pas de matière à enlever de la surface
On conçoit mal le un, qu’on imagine ajouté du néant, au lieu de le penser comme retiré d’un tout
Rien ne détermine plus une réponse que sa question.
un enduit qui chercherait à ne recouvrir aucun sol qui se déroberait sinon. La page est noire, le ciel est noir, les anges sont noirs, Dieu est noir, le maître est écart.
me détacher, détacher du noir.
Ne pas y arriver, me faire témoin de ce qui vient avec
Tout est déjà là. L’ajout efface
Je littérature
elle brise, détruit et recrée
est l’ajout
et fait advenir l’un par le double
L’un procède de lui
Une espèce de retranchement de retranchement
C’est une expérimentation socioscientifique à l’ère de l’hyperligence où je suis chercheur, indice et preuve. Le problème, c’est qu’il y a un biais, moi. Alors, je n’ose plus toucher à rien, et laisse tout en état. Je ne bouge même plus. Si le corps n’est nulle part, la scène est potentiellement partout.
Le temps se remonte comme le sens, en se multipliant. Il fait froid ; l’espace est saturé. Et il me paraît que je me vide quand j’inspire et inversement. Le soleil finit lui aussi de se consumer, et la vie s’en approche. Les lacs à venir sont vénusiens ; l’écart se réduit. Et on regarde de l’autre côté, sous prétexte que le temps presse et brûle.
L’écume, c’est le XXe siècle, notre seuil, notre horizon des évènements. À travers lui, déformé, on voit le XIXe l’espérer. S’approchant, des imperfections se font jour et deviennent cataclysmes : on voudrait s’enfuir. Au contraire, il faut continuer d’accélérer vers l’astre pivot. Que crois-tu ? Il n’y a rien d’autre à chercher dans le rapprochement que la libération par la fuite. La mer se salit pour arriver jusqu’à nous, et l’écume prend de plus en plus son sens. Il s’agit de ne pas détourner le regard.
Dans cet instant pré-révolutionnaire, mais d’une révolution qui mettrait un temps infini à advenir en même temps qu’elle n’arrête pas de se produire, les lignes de force filent tous azimuts. Malgré cela, le travail continue de se trouver dans la réduction de notre écart à l’écart, dans l’affinement de sa connaissance. D’aucuns, le pensant impossible, appellent de leurs vœux un futur, créant pour lui des archives faites d’eux-mêmes ; capsule lancée à quelque civilisation extraterrestre. Peut-être, encore finalement trace d’un trauma de la perte, ils proposent de régler la dette : si la matière nous est refusée, repartons du matériau.
La littérature, c’est une histoire. Encore faut-il ne pas s’y tromper, choisir la mauvaise et faire fausse route tout le long. L’écume, c’est ce qui arrive avant l’eau. Dans l’adaptation romanesque du film Otto e mezzo, l’écrivain a choisi de commencer à l’endroit du réveil du narrateur, passant sous silence le rêve inaugural. L’écume, c’est l’adaptation ; celle des profondeurs à la surface, du liquide au solide. Je ne parlerais que du rêve passé sous silence : que l’écume soit l’ouverture et que l’ouverture soit tout. Le texte-commentaire dirait c’est l’histoire d’un homme qui rêve. Et puis il dirait c’est l’histoire d’un rêve et puis en même temps, il dirait que c’est l’histoire d’un homme. Et puis, il dirait c’est un rêve, et en même temps il se dirait c’est l’histoire. Ça se réduirait. Et ce faisant, ça se multiplierait. Par là, moins et moins font plus. L’écume, c’est la réduction de la mer, son émulsion, son impression. Écrivain et éditeur coexistent avant tout. Mais contrairement au e‑dans‑l’o (on pense à l’œuvre qu’ils cherchent), ils refusent de s’unir. Et ensemble, ils disent, la littérature, c’est une histoire : le lecteur il faut le piéger, pas le rebuter. Il faut lui faire avaler des couleuvres. L’enfoncer si loin dans la pénombre donnée pour seule lumière, que son unique secours est de continuer à suivre le fil tendu. Ou, s’il est aussi malin que les deux premiers, il refermera le livre, et ira le revendre dans une librairie de seconde main. Le plus souvent pourtant, il le range dans ce qui devient comme cela sa bibliothèque. Parce que rien ne dit qu’il soit vraiment possible de refermer un livre après l’avoir un jour ouvert. Je rêve d’une bibliothèque des ouvertures, une bibliothèque d’écume, qui ne dirait ni début ni fin, sans commencement ni durée, sans marée ni narré ; une inondation. L’écume, c’est le rêve de la mer.
Nadid Belaatik